« De chaque instant », de Nicolas Philibert : « C’est l’altérité qui nous fait penser »
En filmant des élèves infirmières, Nicolas Philibert montre leur engagement remarquable pour affronter les difficultés qu’elles rencontrent en même temps qu’il parle de l’hôpital et, plus largement, de notre époque.
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Après son exploration de la Maison de la radio en 2013, Nicolas Philibert poursuit son travail de documentariste sur les groupes, les entités collectives, piliers de notre société. Et combien sont-elles importantes, les infirmières, dans la politique de santé et la qualité du soin ! Nombreux sont ceux qui pensent, à raison, que leur profession n’est pas reconnue comme elle devrait l’être. Les spectateurs de De chaque instant seront confortés dans cette idée. Et même davantage, puisque Nicolas Philibert a décidé de filmer les moins aguerries, donc les plus fragiles d’entre elles : les élèves infirmières (comprenant aussi des hommes, bien sûr), qui ont tout à apprendre et sont rapidement envoyées en stage à l’hôpital.
Comme toujours avec ce qui relève de l’apprentissage, ainsi que le cinéaste l’a déjà montré avec Le Pays des sourds et Être et avoir, De chaque instant opère une déconstruction des évidences. Se laver les mains, un jeu d’enfant ? C’est la première séquence du film, qui montre l’application requise pour ce simple geste. Séquence emblématique suivie d’une autre où les apprenties infirmières apprennent à déplacer des malades invalides en se servant du corps d’une autre élève. Pas si facile d’étreindre ainsi une camarade de classe… Bien sûr, les difficultés s’accentuent quand la technicité requise augmente (les piqûres…) et plus encore quand il s’agit de travailler sur de l’humain, avec de vrais malades.
De chaque instant est un film gigogne. Nicolas Philibert y dresse aussi le portrait d’une jeunesse en contradiction avec tous les discours qui la voudraient au mieux indolente. Dans la dernière partie du film, où les élèves font le bilan de leurs stages, on voit que la plupart ont eu à affronter de grosses difficultés et à se confronter à la fin de vie. Leurs larmes sont pleines du courage dont ils ont fait preuve pour tenir. Le film recueille alors leurs émotions, leur volonté de réussir et les éclats du monde dont ils ont été les témoins, faits de drames et de violence.
Impossible pour le spectateur de ne pas s’impliquer lui-même dans ce qui se joue à l’écran. À travers ces élèves (et les patients), il s’agit ici de l’hôpital comme lieu de guérison mais aussi de mort. Cette mort qui, dans nos sociétés, est invisible, taboue. On est ici renvoyé aux souvenirs que l’on a du décès de proches, voire aux projections que l’on a du sien, dont l’hôpital a été et sera très vraisemblablement le lieu.
De chaque instant remue ainsi de grandes questions, à la fois sociales, politiques et anthropologiques. En se tenant, de plus en plus à mesure que le film avance, sur le fil de l’émotion…
Comment est né le désir d’À chaque instant ?
Nicolas Philibert : Je ne sais pas très bien d’où viennent les idées. Tout d’un coup, il y a quelque chose qui s’impose. Il faut que je ressente une nécessité. Chercher une idée, en ce qui me concerne, cela ne marche pas. Ce qui déclenche l’envie d’un film chez moi, c’est une parole entendue, une lecture, une carte postale, une rencontre, une photo, que sais-je… Dans le cas de celui-ci, j’envisageais qu’il soit question du corps. Et puis il y a eu un déclic : j’ai été hospitalisé pour une embolie pulmonaire. Cela a été violent, très douloureux. Mais, quand j’ai repris du poil de la bête, j’ai beaucoup regardé ce qui se passait autour de moi.
La sortie de ce film résonne avec une actualité des luttes en faveur du service public, qui ont notamment occupé tout le printemps…
Bien sûr. Mais quand j’ai écrit le projet, il y a deux ans, puis quand j’ai fait les repérages, je n’en ai pas vraiment pris la mesure. Peut-être parce qu’on parlait un peu moins alors de la difficulté dans laquelle se trouve l’hôpital public. Je n’ai pas fait un film militant, mais cette question-là y est très présente, aussi bien dans la bouche des formateurs que dans celle des étudiants.
Pourquoi avoir tourné dans une école et non directement dans un service hospitalier ?
Le fait de pouvoir récolter des témoignages à travers les retours de stage des étudiants permettait de faire remonter beaucoup d’éléments sur les difficultés de l’hôpital, la pression économique, le management. Je pensais que ce serait plus facile d’évoquer ces questions par des témoignages qu’en allant filmer dans un service. Si on vous y accueille, c’est souvent parce que l’équipe va bien. Les difficultés sont plus difficiles à percevoir, à moins d’y rester pendant des mois.
Par ailleurs, les situations d’apprentissage sont riches d’émotions. Apprendre, par définition, c’est aller vers ce qu’on ne connaît pas. C’est franchir des obstacles, s’accrocher, avoir peur de rater, s’encourager… En outre, on peut plus facilement s’identifier à des personnes qui apprennent qu’à des gens qui savent. Une infirmière expérimentée a des gestes fluides qui paraissent faciles, un débutant permet au spectateur de mesurer toute la difficulté de ce qu’il faut accomplir.
Il y a une grande diversité parmi les élèves infirmières que vous avez filmées : de couleur de peau, de religion et même d’âge…
En effet, d’âge aussi : des bacheliers côtoient des personnes qui ont un parcours d’aide-soignant, notamment des femmes de 30 à 40 ans qui ont décidé de reprendre des études. Cette hétérogénéité est l’une des raisons qui m’ont fait choisir cet endroit, l’institut de formation en soins infirmiers de la Croix-Saint-Simon, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). D’autant plus que j’avais envie qu’il y ait une dimension collective, du moins dans la première partie du film. Un peu à l’image de l’hôpital.
Au fond, même si les personnes les plus aisées vont le plus souvent dans des cliniques privées, l’hôpital est l’un des derniers lieux de brassage. Sur l’ensemble des cours proposés, je tenais absolument à filmer ceux qui abordent certaines notions d’éthique : c’est l’idée qu’on doit soigner tout le monde, quels que soient son statut social, sa couleur de peau, sa culture, son orientation sexuelle…
Au début du film, c’est le temps des apprentissages basiques ou théoriques. Cependant, de grandes questions surgissent rapidement : le rapport au corps de l’autre, la mort, la pression économique pesant sur les soignants…
En effet. Et ces grandes questions sont évoquées devant des personnes qui, pour beaucoup, n’ont que 18 ou 19 ans et vont se retrouver en stage très tôt, dès le troisième mois. Or, le premier stage se déroule le plus souvent en Ehpad, où elles sont confrontées à la vieillesse, à la déchéance physique, à la fin de vie, à la mort. Là, elles ne sont généralement pas requises pour accomplir des gestes techniques, mais, par exemple, pour faire des toilettes. Il n’y a peut-être rien de plus difficile : cela demande beaucoup de tact, de délicatesse, de pudeur… Cela ne va pas de soi.
Vous offrez une image de la jeunesse d’aujourd’hui qui va à l’encontre de tous les poncifs négatifs…
Ces étudiants rayonnent, ils ont un bel engagement. Pourtant, ils savent à quelle sauce ils vont être mangés. Ils savent qu’ils vont faire un travail difficile, mal payé, avec des horaires souvent pénibles, parfois de longs trajets pour arriver jusqu’au travail, connaître des tensions, peut-être intégrer une équipe qui va mal. Et, en même temps, ils ont cette nécessité de se rendre utile, l’envie de travailler dans un collectif, d’être au service des autres. Je ne fais pas d’angélisme : je sais aussi qu’ils choisissent cette voie parce qu’on y trouve du boulot. C’est un métier qui, en outre, offre des évolutions de carrière.
Le plan où un élève infirmier joue le rôle d’une femme en train d’accoucher, avec un accessoire représentant un sexe féminin, est très étonnant, à la limite du fantastique. Êtes-vous conscient que ce plan est porteur de beaucoup plus que la scène que l’on voit ?
Oui. C’est la magie du documentaire. Ce plan, c’est un cadeau qui m’a été fait, un cadeau du réel. La formatrice avait besoin d’un « cobaye » et c’est un garçon qui s’est proposé. L’exercice s’appelait « accouchement inopiné » : il ne savait peut-être pas a priori le rôle qu’il y tiendrait. Quand j’ai tourné cette scène, je savais qu’elle serait dans le film. Au-delà de la dimension cocasse, il y a là quelque chose de déroutant, de troublant, en particulier autour de la question du genre.
Le film recueille tous les chaos du monde : outre la surcharge de travail à l’hôpital, il est question des migrants, plus exactement des migrantes contraintes de se prostituer ; de la grande précarité des jeunes également, avec cette élève qui doit cumuler deux autres boulots pour financer ses études…
Je dis souvent qu’on peut faire un beau film au bistrot du coin. Parce qu’au bistrot du coin passe le monde entier : il y a là des gens qui souffrent, qui travaillent, qui viennent raconter leurs joies, leurs peines…
Je ne suis pas dans le discours ou dans un « vouloir dire ». Mais, en effet, dans ce film, il est question de nous aujourd’hui. Il est question de l’Autre. C’est l’altérité qui nous fait penser et avancer. C’est pourquoi mes films, pour revenir à votre première question, sur l’origine de celui-ci, ne viennent pas de moi seul. C’est le mouvement, la rencontre, les hasards qui provoquent en moi l’envie de faire un film.
Au moment de l’élaboration de son film, un documentariste doit écrire de nombreux textes, des notes, etc., ne serait-ce que pour les dossiers de financement. Comment abordez-vous cette étape ?
Mon moteur, c’est le désir d’apprendre, moi aussi. Je fais des films à partir de mon ignorance et de mon désir de comprendre les autres et le monde qui m’entoure. Pour prétendre à l’avance sur recettes au CNC, je suis obligé de me documenter, de faire quelques lectures, éventuellement de rencontrer des personnes, pour boucler le dossier. Je n’y dis pas ce que sera le film, mais ce vers quoi je veux aller. Je tiens à garder mon appétit pour le tournage.
Je pense en outre qu’il faut conserver une part d’opacité entre soi et ce que l’on fait. Je ne cherche pas à être dans la maîtrise, à tout contrôler. On n’est pas du côté de la communication, mais du côté du cinéma. Nous sommes dans un monde où les images déferlent indistinctement du matin au soir. Le cinéma tel que je le défends résiste à la tentation de tout montrer. Il faut être capable de dire : « Cela, je ne le montre pas », pour que le spectateur puisse penser. Cadrer, c’est choisir ce qu’on ne montre pas.
Vous dites dans le dossier de presse : « Il faut faire attention à ce qu’on va laisser derrière soi. Le film, c’est quelque chose, mais il y a un après. » Voilà une préoccupation qui n’est pas si souvent relevée par les documentaristes…
On ne sait jamais d’avance ce qu’on laissera derrière soi. L’expérience cruelle d’Être et avoir [sorti en 2002, NDLR] me l’a montré. Alors que je pensais que l’instituteur qui était au cœur du film serait plein de ce que nous avions vécu, les choses ont mal tourné. Filmer quelqu’un, c’est l’enfermer dans une image. Par exemple, on a capté un homme sur un lit d’hôpital, torse nu, dans une situation où il n’est pas à son meilleur. Cela ne signifie pas forcément qu’il faut s’interdire ce plan, mais il faut toujours rester vigilant et être conscient qu’une caméra peut blesser.
De chaque instant, Nicolas Philibert, 1 h 45.