« À travers », de Tom Haugomat : La vie comme elle file
En quatre couleurs et avec une grande sobriété, Tom Haugomat parcourt l’existence d’un homme, du ventre maternel à l’arrêt du cœur.
dans l’hebdo N° 1517 Acheter ce numéro
Tout commence en décembre 1955, à Mud Bay, Ketchikan, Alaska. Un enfant flotte dans une bulle bleu marine tachetée de rouge, petite dans la page blanche. Le ventre de sa mère, comme un big bang. Il est prêt pour l’expulsion. Suit une planche entière qui a l’opacité rouge du placenta.
C’est parti pour la vie de cet homme, que Tom Haugomat déroule selon un procédé strict. À gauche, le mois, l’année, le lieu et le « héros » regardant « à travers » – une couveuse, une loupe, une fenêtre, un écran… À droite, ce qu’il voit : la lune, ses parents, son fils, un film… découpés selon le cadre rond d’une loupe, rectangulaire de la télé, chaotique des nuages. Chaque double page représente une année, une seule, s’étalant de 1955 à 2026. Les couleurs ne sont que quatre : jaune coquille, rouge carotte, bleu canard et bleu marine. Les aplats, comme sérigraphiés, forment des silhouettes. Les visages n’ont pas de trait. Le silence est total.
Peut-être regarde-t-on d’abord À travers comme – justement – « à travers », légèrement détaché. La sobriété narrative de l’album semble y inviter. Pourtant, à mesure des pages tournées, on se retrouve pris dans ce calendrier inexorable où passent les ans, s’enchaînent les découvertes et les épreuves. L’absence de pathos devient une forme de tragique douce et tranchante.
Cette vie n’a rien de commun avec la nouvelle de Maupassant : ici, il y a de la place pour la passion et les rêves réalisés. L’enfant qui observe la lune, l’adolescent qui affiche Star Trek, l’étudiant qui regarde Alien devient astronaute à la Nasa et part flotter dans l’espace. Mais l’exploit n’a jamais sauvé du destin, qui prend la forme régulière d’extraits quotidiens. À l’échelle des saisons, de l’univers et de la mort, toute vie est petite, avec ses amours, ses naissances, ses disparitions. Et les instants fugaces. Il suffit de peu à Tom Haugomat pour saisir toute la fragilité d’un moment, en induire les répliques comme d’un tremblement de terre. Tout est dans les détails, les attitudes. Un docteur, la mère droite, le père main à la tête, et c’est le diagnostic redouté. Quelques affaires dans un carton, un regard vers le siège de la Nasa : le licenciement. L’homme au lit, la femme à la porte, le soleil haut dans le ciel ? La dépression.
L’âge épaissit les silhouettes et subtilise les cheveux. Mais la vieillesse n’est pas que marques sur les corps. C’est un resserrement. Le cercle se fait de plus en plus intime, infime. Ici, il se superpose à celui de l’enfance : l’homme revient à la maison familiale, se réinstalle dans sa chambre, retrouve son père, ses paysages. De l’enfance à la vieillesse, des motifs reviennent : étoiles, avions, gendarme (l’insecte). Et l’un, en creux, file tout au long de l’album : la solitude. Observant l’homme via ce qui se place entre lui et le monde, ce qui canalise son regard, À travers touche profond, comme une éphéméride où les jours sont années.
À travers, de Tom Haugomat, éd. Thierry Magnier, 184 p., 20 euros