Crack : non-assistance à personnes en danger
Face à une situation sanitaire désastreuse, les associations d’aide aux usagers de drogues réclament une meilleure prise en charge et la création de nouvelles salles de consommation.
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Le lieu est surnommé depuis plusieurs années la « colline du crack ». Le long de la bretelle descendant du périphérique parisien, à deux pas de la porte d’Aubervilliers, la pelouse de cet étroit espace, largement jaunie, se fait de plus en plus rare. Elle est recouverte de déchets en tout genre, canettes de bière ou bouteilles en plastique, restes de sandwichs et autres aliments moisis, tout près de cabanes de fortune faites de tôle, de bouts de bois et de grands cartons, installées, pour les mieux lotis, à l’ombre des quelques arbres qui bordent la rocade. Les rats prolifèrent dans les gaz d’échappement des voitures, qui frôlent souvent à vive allure la barrière de sécurité. Mais cela ne fait pas rebrousser chemin aux dizaines, voire aux centaines, d’usagers de drogues, principalement de crack, qui gravitent là parfois des jours et des nuits durant.
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Fumant – plus rarement s’injectant – ce mélange de cocaïne et de bicarbonate de soude ou d’ammoniaque sous forme de petits cailloux blancs ou jaunâtres, les occupants du lieu peuvent être jusqu’à cinq cents quand les « modous » (dealers) sont en mesure d’approvisionner tout le monde. Chaque « galette », ou dose, coûte entre 10 et 20 euros, permettant deux, trois ou quatre bouffées. Le crack coupe la faim et maintient éveillé longtemps et, les heures passant, la fatigue de plus en plus grande du consommateur est comme masquée par la bouffée suivante. Chaque inhalation provoque une « montée » de cocaïne immédiate, puissante et concentrée… mais de très courte durée. Suit alors la « descente », l’arrêt rapide de l’effet. Le fumeur n’a alors qu’une seule envie : une nouvelle bouffée, afin de retrouver le plaisir, intense mais bref, de la précédente.
En dépit de cette forte dépendance, essentiellement psychologique, le crack a connu une explosion de sa consommation depuis au moins une quinzaine d’années. Une évolution qui a mis en grande difficulté les acteurs de la réduction des risques liés à l’usage de drogues (RdR). Née dans un contexte d’urgence face à l’épidémie de sida (et des hépatites) depuis les années 1980, la RdR, ensemble de programmes de prévention et de soins en direction des usagers de drogues, devient officiellement une « politique nationale de santé publique » en 2004. Mais du fait de son histoire, en tant que réponse à l’hécatombe qui frappa durement les consommateurs de stupéfiants, en tout premier lieu les « injecteurs » (principalement d’héroïne), la RdR ne s’est pas préoccupée, jusqu’à une période très récente, des autres produits et pratiques (1).
Trente ans après leur création en 1986 en Suisse, et après de nombreux combats, les salles de consommation à moindre risque (SCMR) ont finalement été autorisées en France, comme nouvel outil de réduction des risques. Destinées en priorité aux injecteurs, elles évitent que les drogues soient consommées sur la voie publique ou dans des espaces aux conditions d’hygiène souvent déplorables tels que parkings, caves, cages d’escalier, toilettes… (lire entretien ici).
Le 27 juin, face à la dégradation sanitaire des lieux, la mairie de Paris a obtenu une énième intervention de la police à la « colline du crack ». Mais les quelque 150 usagers présents ce jour-là ne pourront être pris en charge de manière efficace, tous étant logés temporairement dans des hôtels, mais sans suivi sanitaire et social d’envergure – hormis pour une trentaine d’entre eux. C’est essentiellement la grosse fédération de structures Aurore, avec son dispositif Assore, spécialisé dans l’intervention auprès des personnes évacuées, qui est aux commandes.
Directeur du Caarud EGO-Aurore (dont l’activité est orientée spécifiquement en direction des « crackers »), Leon Gomberoff reconnaît que « la prise en charge après les évacuations n’est pas idéale : elle se fait dans des hôtels souvent loin de Paris, pas toujours de grande qualité, avec un encadrement trop léger. On fait le job, mais il faudrait une équipe socio-sanitaire plus étoffée, avec davantage de suivi et surtout un système d’hébergement quand les personnes ont été approchées par des éducateurs ».
De fait, les crackers de la rue – des hommes à 80 % – vivent souvent dans des squats, où, en dépit de conditions difficiles et précaires, une vie sociale et collective existe. « Lorsqu’ils sont relogés dans ces hôtels éloignés, ils perdent tout cela et se retrouvent isolés dans leur chambre d’hôtel. » Il est donc peu surprenant qu’au bout de quelques jours ils retournent vers le dernier lieu de socialisation qu’ils avaient : la « colline » !
Si l’on estime à quelque 7 000 les consommateurs réguliers de crack à Paris, au moins 500 seraient en errance à travers les rues, souffrant massivement de troubles psychiatriques, de misère chronique, de désocialisation, de malnutrition, de fatigue intense et de risques élevés d’embolie pulmonaire ou de graves maladies infectieuses (sida, hépatites, herpès, candidoses…). Car le matériel d’inhalation est très souvent partagé et, si un cracker a les lèvres abîmées, il peut contaminer rapidement celui qui fume la même pipe après lui. C’est pourquoi les associations (EGO-Aurore d’abord, puis Gaïa-Médecins du Monde ou Charonne) distribuent un « kit base » comprenant une pipe en verre, un filtre, deux embouts, une crème apaisante et un préservatif. EGO-Aurore en délivre près de 150 par jour et a accueilli 1 322 crackers en 2017 (1 031 en 2016).
Directrice de Gaïa, association qui gère la SCMR près de la gare du Nord, la docteure Élisabeth Avril a dirigé un groupe de travail avec les responsables d’autres structures spécialisées dans le soin et le soutien aux usagers de drogues. Elle explique leur démarche : « Devant le refus des pouvoirs publics d’entendre les besoins face à l’explosion de la consommation de crack, nous avons proposé des mesures afin de répondre à une situation qui dure depuis vingt-cinq ans. La “colline” existe depuis au moins dix ans. Il faut donc prendre le problème à bras-le-corps : raisonner sur l’ensemble de la région Île-de-France et créer au moins six SCMR dans toute la région avec des salles de repos, en cessant de limiter leur accès en fonction des produits consommés. Mais, aujourd’hui, l’État, la mairie de Paris et les mairies d’arrondissement n’ont aucune stratégie. » Et de rappeler qu’à Francfort le quartier de la gare centrale connaissait les mêmes problèmes, auxquels les Allemands ont répondu de façon pragmatique en créant quatre SCMR dans le quartier.
L’urgence de créer ces nouvelles salles se fonde sur la nécessité de penser en termes de vulnérabilité sociale et de sécurité publique. En effet, « c’est la question de la sécurité publique qui fait bouger les élus, pas la santé publique. Or, les SCMR répondent aux deux mais assurent d’abord la tranquillité des riverains ! », rappelle Élisabeth Avril. Leon Gomberoff renchérit : « Il serait très important d’avoir une SCMR pour les crackers, mais dans les quartiers où il y a des usagers. À Stalingrad, par exemple, même si on peut prévoir qu’il y aura des levées de boucliers de la part des riverains. Pourtant, les usagers sont bien là. »
(1) Voir La Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne, Anne Coppel, Michel Kokoreff et Michel Peraldi (dir.), Amsterdam, 2018. Et Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques, Anne Coppel, La Découverte, 2002.