« Fakir », canard sauce piquante

De l’université d’Amiens à l’Assemblée nationale, le journal suit son fondateur et connaît, comme lui, une renommée nationale.

Malika Butzbach  • 12 septembre 2018 abonnés
« Fakir », canard sauce piquante
© photo : Michel SOUDAIS/AFP

Il dit n’avoir pas vu de rupture en passant du statut de journaliste à celui d’élu de la République. Après tout, François Ruffin ne se définit-il pas lui-même comme « député-reporter » ? « Lorsque je propose un texte, je pré-enquête en auditionnant les personnes concernées, exactement comme je l’aurais fait pour un article », explique-t-il. D’ailleurs, il continue d’écrire et de diriger Fakir, le trimestriel qu’il a fondé en 1999 en revendiquant un journalisme d’action. « Nous informons et voulons faire changer les choses, car, à nos yeux, constater ne suffit plus », déclare Cyril Pocréaux, journaliste et membre de l’équipe depuis dix ans.

Difficile d’évaluer le nombre de ceux qui travaillent à Fakir. Si une petite dizaine sont salariés à temps complet ou partiel (dont quelques assistants parlementaires de François Ruffin), la grande majorité sont bénévoles. Surnommés les « Petites Mains fakiriennes », ce sont eux qui signent l’édito et promettent « de ne pas quitter les locaux tant que le journal ne sera pas bouclé et la Constitution modifiée ». Parmi eux, il faut aussi prendre en compte les « préfets » fakiriens, qui vendent le journal dans leur ville ou alertent la rédaction sur certains sujets. « On est un peu une multinationale, plaisante Cyril Pocréaux. Le siège est à Amiens, mais on a implanté des antennes dans d’autres villes. »

Le journal précise aussi être apartisan, quand bien même son rédacteur en chef siège à l’Assemblée nationale. « Je n’y vois pas de contradiction », souligne ce dernier, citant Jaurès, Camille Desmoulins ou Vallès, d’autres politiques ayant exercé le métier de journaliste. Mais c’est surtout son indépendance économique qui permet à Fakir d’affirmer sa liberté d’expression. Vendu entre 80 000 et 87 000 exemplaires, en plus des livres édités dans sa maison d’édition, le trimestriel s’évite ainsi la publicité dans ses pages, et donc une ligne orientée par des annonceurs. D’autant que, si les sujets de Fakir sont éminemment politiques, le journal affirme ne pas traiter de la « politique politicienne ».

« Nous parlons surtout des gens que nous rencontrons. C’est comme cela que l’on choisit nos sujets », raconte Cyril Pocréaux. D’où l’importance d’être une rédaction ancrée localement, à Amiens, même si le journal, depuis 2008, est diffusé au niveau national. « Le journalisme, c’est faire le lien entre le local et le national. Trouver l’universel dans le singulier », résume Ruffin. Cette démarche se ressent dans tout son travail, jusque dans son film Merci Patron !, dans lequel « ses Klur »« enfin, “les” Klur, corrige-t-il. Ils ne m’appartiennent pas ! » – deviennent « le visage des classes populaires », selon ses mots. Le tout avec un humour parfois grinçant ou franchement grivois. Difficile de tourner les pages de Fakir sans esquisser au moins un sourire. « Déjà, c’est pour nous, la rédaction, explique Cyril Pocréaux. On n’est pas obligé de se faire chier lorsque l’on milite ou que l’on parle de questions économiques et sociales sérieuses. »

Surtout, le canard veut à tout prix éviter la caricature de l’intellectuel de gauche qui ne parle qu’à une petite partie de la population. L’humour permet d’élargir le lectorat potentiel. « Mais on ne se leurre pas, on n’a pas conquis les usines, poursuit le journaliste. En revanche, je suis toujours surpris de voir le succès rencontré dans les manifestations et rassemblements. La majorité des gens connaissent le titre et bien souvent l’achètent. » Toutes les caractéristiques de Fakir se retrouvent dans sa présentation, que l’on peut lire dans l’ours : « Le canard est fait comme ça, avec ces bonnes volontés mises bout à bout. De quoi fournir, à l’arrivée, on l’espère, une contre-information, rigolote sur la forme, mais sérieuse sur le fond, combative mais pas sectaire. »

Un sacré objectif pour le journal, qui a fait du chemin depuis 1999, lorsque son fondateur, alors étudiant, le vendait à la criée à l’université ou le distribuait dans les boîtes aux lettres. Le but était clair : proposer une autre information que celle du Journal des Amiénois, davantage perçu comme un organe de communication du maire, Gilles de Robien. Une relation houleuse qui est allée jusqu’au tribunal quand l’élu UDF a poursuivi Fakir en diffamation. C’était en 2002, François Ruffin avait sorti une enquête sur un accident du travail sur un chantier de réinsertion de la ville, qui avait causé la mort d’un ouvrier de 19 ans, Hector Loubota. Devant le juge, le maire avait invité le jeune journaliste à « aller exercer [son] métier ailleurs ! ».

Car c’est par la critique des médias que François Ruffin s’éveille à la politique. Comme on le constate dans Les Petits Soldats du journalisme, qu’il publie en 2003. Écrit pendant ses deux années de scolarité au Centre de formation des journalistes (CFJ), ce livre dresse une critique acerbe de la pratique journalistique : « Ces pages ne révèlent aucun scandale. Elles ne s’attaquent pas à une école de journalisme, mais bien au journalisme. Dans sa banalité. Tel qu’il s’exerce ordinairement. » Déontologie malléable, absence de réflexion, logique productiviste et aliénation à l’actualité… D’ailleurs, ne lui parlez pas de « l’actu », sinon le député-reporter soupire. « Quand j’étais journaliste, je disais que l’actualité ne m’intéressait pas, ce dont je voulais parler, c’était de la réalité. L’actualité, c’est le bruit des vagues en surface ; la réalité, ce sont les mouvements des plaques tectoniques en profondeur. J’ai réussi à y échapper comme reporter mais, maintenant que je suis en politique, je suis rattrapé : on me demande de m’exprimer seulement sur le bruit des vagues. »

Médias
Temps de lecture : 5 minutes