Incorrigible capitalisme
Les leçons tirées du désastre de 2008, que les peuples continuent de payer en politiques d’austérité, n’auront été finalement que relatives et éphémères.
dans l’hebdo N° 1519 Acheter ce numéro
Son nom est peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique. Mais Dick Fuld jouit aux États-Unis d’une notoriété dont il n’est pas peu fier. Il est, dit-il, « l’homme le plus détesté d’Amérique ». En 2008, il était PDG de la banque Lehman Brothers, dont la faillite a précipité le monde dans la plus grande crise économique et financière depuis 1929. Alors que cette vénérable institution financière s’effondrait, Fuld, que les scrupules n’ont jamais étouffé, se payait encore trente-sept millions de dollars l’an. Mais son pire crime fut surtout d’avoir, lui et quelques-uns de ses copains, transformé Lehman Brothers en un vaste casino qui jouait, comme à la roulette, le sort de millions d’Américains, embarqués dans la fameuse arnaque des subprimes.
Dix ans après, n’allez pas croire que Fuld moisit derrière les barreaux d’une prison, fût-ce pour VIP. Non, l’homme est libre comme l’air. Il a même remonté sa petite boutique, Matrix, spécialisée… dans le conseil financier. L’opprobre – dont il n’a d’ailleurs que faire – est sa seule peine. Rien de fâcheux non plus n’est arrivé aux dirigeants du cabinet d’audit Ernst & Young, qui avait scandaleusement certifié les comptes de Lehman Brothers, abusant de la confiance de ses clients. Son PDG de l’époque, Jim Turley, a même été recruté dans l’équipe de Barack Obama en 2010. Pour solde de tout compte, ils se sont acquittés d’une amende dérisoire de dix millions de dollars. Pour eux, une peccadille. Cet autre est un peu plus connu : Jay Clayton était conseiller de la banque Goldman Sachs, elle aussi au cœur du scandale des subprimes. Donald Trump l’a nommé – cela prête à sourire – à la tête de la Securities and Exchange Commission, l’organisme de contrôle des marchés financiers.
Si j’évoque ces personnages, qui ne sont pas précisément des voleurs de poules, c’est que leur sort nous aide à répondre à la question récurrente en ces jours « anniversaires » de la faillite de Lehman Brothers : une telle crise peut-elle se reproduire ? L’impunité dont ils ont bénéficié en dit plus long que toutes les explications techniques, les « coussins contracycliques », et autres encadrements du crédit, censés nous immuniser contre un nouveau séisme financier. Que valent-ils s’il n’y a pas de volonté politique ? Donald Trump s’est, par exemple, empressé de réduire les effets de la loi Dodd-Frank, qui devait limiter les activités spéculatives. Le président américain réussit ainsi le tour de force d’être à la fois un « populiste antisystème » et le défenseur de la finance. Ce qui, entre parenthèses, relativise l’opposition populistes-néolibéraux que l’on nous survend aujourd’hui.
Si ce capitalisme paraît incorrigible, c’est sans doute qu’il flatte une facette de l’âme humaine. Une culture du risque d’autant plus jouissive qu’elle s’exerce aux dépens des autres. Une nouvelle crise est donc hautement probable. Les leçons tirées du désastre de 2008, que les peuples continuent de payer en politiques d’austérité, n’auront été finalement que relatives et éphémères. Les rémunérations des traders de Wall Street n’ont-elles pas retrouvé cette année leur niveau orgiaque d’avant la crise ?
Pour autant, la crise financière explique-t-elle à elle seule les mutations que l’on constate un peu partout dans le champ politique ? Non, bien sûr. Les causes sont d’abord politiques. Il faut toujours le rappeler. Ce sont les décisions de déréglementations prises à l’orée des années 1980 par Reagan et Thatcher qui ont inauguré ce moment extrême du capitalisme que nous vivons. Et il n’était écrit nulle part qu’une mécanique inexorable nous conduirait là où nous sommes aujourd’hui. Il a fallu sans aucun doute auparavant le choc pétrolier de 1974 et l’effondrement de l’URSS.
Mais il a fallu surtout, face à tous ces événements, la faillite des forces politiques qui avaient vocation à résister, et à ouvrir d’autres voies. Ce qu’on appelle peut-être improprement le « populisme », et qui n’est parfois qu’une variante de l’extrême droite, comme le dit fort bien Pierre Khalfa dans les pages suivantes, est d’abord la résultante d’un désespoir né du renoncement historique de la social-démocratie. Un renoncement que ses plus hauts responsables ont maquillé sous les dehors d’une idéologie européenne de substitution. Tout est fait, dans le discours dominant, pour nous convaincre que des mécaniques sont à l’œuvre, économiques, financières, budgétaires, auxquelles le citoyen ne peut plus rien. Fin de la politique. Disparition programmée de l’État…
À ce sujet, un conseil de lecture : dans son dernier livre, le sociologue Christian Laval montre en des pages lumineuses que l’affaiblissement de l’État n’est pas la faute des « traders », mais bien des politiques : « La puissance du néolibéralisme […] ne s’explique que par le pouvoir à la fois matériel et symbolique des États nationaux et des méta-États […] tous coalisés par et pour la cause d’une “mondialisation” qui diminue précisément les moyens d’action des États nationaux (1). » Autrement dit, les États s’autodétruisent. Nous avons avec Emmanuel Macron, néolibéral autoritaire, la vérification de ce paradoxe. Mais il y a dans tout ça au moins une leçon positive à tirer. Le primat reste à la politique.
(1) Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, Christian Laval, La Découverte, 262 p., 21 euros.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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