« La démocratie brésilienne est dans un état d’extrême fragilité »
Mônica Benício, militante des droits humains, a repris le flambeau des luttes portées par sa compagne, Marielle Franco, assassinée en mars à Rio.
dans l’hebdo N° 1520 Acheter ce numéro
Sa présence, où transparaissent la détermination et la peine du deuil en cours, dégage une émotion palpable dans le public. Mônica Benício, 32 ans, était la compagne de Marielle Franco, dont l’assassinat, le 14 mars à Rio, a bouleversé bien au-delà du Brésil. Elle est actuellement en tournée en Europe pour inciter les forces citoyennes et les États à faire pression sur la justice brésilienne, muette sur le cas. Nous l’avons rencontrée à Genève, à l’occasion du premier Forum mondial des alternatives du réseau Emmaüs international.
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Votre engagement militant est fortement lié aux discriminations que crée l’espace urbain à Rio de Janeiro. Comment se manifestent-elles ?
Mônica Benício : J’ai vécu toute ma vie dans la favela de Maré, à Rio. À l’adolescence, j’ai pris conscience de l’immensité des inégalités sociales entre les favelas et les quartiers chics. Aussi, depuis l’âge de 17 ans, je me bats pour une autre ville, plus égalitaire et accessible à tous. C’est une militance qui dépasse la question urbanistique, car les droits humains sont bafoués dans les favelas, où l’État agit avec une grande brutalité, en particulier à l’encontre des jeunes noirs et pauvres.
Enfin, ma lutte est directement liée à ma condition de femme lesbienne. Le Brésil est l’un des pays où l’on compte le plus d’assassinats de personnes LGBTQI (1) et de défenseurs des droits humains, où les taux de féminicides (2) et d’incarcération augmentent dramatiquement. Ces statistiques dépeignent une société patriarcale, dominée par des hommes blancs, réactionnaires, machistes, racistes et phobiques de toute sexualité non hétéro, que je combats avec une force décuplée depuis l’exécution de Marielle.
Exécution dont le pouvoir en place est responsable, affirmez-vous…
Ce crime porte la marque de l’État, via sa police, dont Marielle dénonçait les exactions, et l’outrance de certains politiques. Car le message est clair : nous ne voulons pas de cette représentativité citoyenne et politique que portait Marielle – femme, noire, habitante d’une favela, bisexuelle – et qui défie le pouvoir. Tout aussi grave et significatif : six mois après ce crime, nous n’avons toujours pas la moindre réponse de la justice, en dépit même des pressions internationales.
L’indignation considérable soulevée au Brésil et ailleurs a-t-elle renforcé les mouvements sociaux ?
Certains sont déjà très forts, comme ceux des sans-terre (3) et des sans-toit (4), mais il y a aussi, désormais, un mouvement féministe qui monte en puissance contre ce fascisme. Hélas, cet élan est freiné par une puissante vague de conservatisme de droite, qui s’exprime dans la violence et la criminalisation des militants. À mesure qu’ils résistent, cette droite accentue sa répression brutale, y compris lors de simples manifestations, afin de les bâillonner.
Par ailleurs, ces mouvements ne parviennent pas à s’articuler entre eux ni à occuper la rue, d’autant qu’ils n’ont guère de relais politique, avec une gauche fragmentée (voire déconsidérée, pour le PT) qui n’est pas en mesure de faire barrage à la montée de l’extrémisme de droite. Son principal représentant, Lula, est incarcéré, prisonnier politique dans son pays, dirigé par un président illégitime qui a usurpé sa place via un coup d’État parlementaire. Et, en tête de la course présidentielle, ce Bolsonaro, dont je refuse de prononcer le nom dans mon pays, flirte carrément avec le fascisme dans un programme qui exclura encore davantage la majeure partie de la population. Alors, c’est dur à dire, mais on ne voit pas trop de solution. C’est très préoccupant. Notre démocratie est dans un état d’extrême fragilité et chaque jour un peu plus dégradée.
À quel espoir s’accrocher, quand on est une militante exposée comme vous ?
Certes, nous sommes aujourd’hui commis à la résilience, mais il faut continuer à nous battre pour ne pas demeurer otages de la peur. Et parce que le risque d’être tuée n’enlève rien pour moi à la légitimité absolue de notre combat. S’opposer à cette vague de fascisme, lutter pour une société meilleure : c’est ce qui me motive aujourd’hui. Dans ce pays au pouvoir historiquement castrateur, sous contrôle de médias parmi les plus puissants au monde, il nous faut travailler à établir un nouveau mode de débat avec la société, afin d’induire le changement culturel qui donnera aux Brésiliens la conscience qu’il est possible de construire une société différente. Il y faudra plus que de l’espérance : de la résistance et du courage.
(1) Lesbiennes, gays, bi, transsexuel·le·s, queer, intersexes.
(2) Assassinats motivés par la seule condition de femme des victimes.
(3) MST : Mouvement des sans-terre.
(4) MTST : Mouvement des travailleurs sans toit.