La face cachée des écoles alternatives

Les établissements proposant des pédagogies « différentes » se multiplient. Au risque, selon certains observateurs, de promouvoir des logiques libérales au détriment du service public.

Ingrid Merckx  • 5 septembre 2018 abonné·es
La face cachée des écoles alternatives
© photo : Une école maternelle Montessori en Haute-Savoie. Un matériel «u2009de luxeu2009»u2009?ncrédit : AMELIE-BENOIST/BSIP/AFP

La polémique est vite retombée, mais elle a eu le temps de mettre quelques puces à l’oreille. C’était le 18 mai 2017 : apprenant la nomination de Françoise Nyssen au gouvernement, Jean-Luc Mélenchon avait lâché : « Une ministre de la Culture qui est plus ou moins liée aux sectes ? » Petite tempête sur Twitter. Une vidéo vite retirée… Le leader de la France insoumise avait-il parlé trop vite ?

Non à l’ennui avec Freinet Ce matin de 1920, Célestin Freinet a mis un beau costume : c’est sa première rentrée en tant qu’instituteur. Le directeur le présente à des élèves, à qui il impose d’être « attentifs et silencieux » sous peine de « piquet ». Célestin s’étrangle. « Une violente bouffée d’enfance m’envahit. » Injonctions « militaires », une « cour-ring », « de la poigne » ?Expression libre, sauvetage d’une hirondelle, journal scolaire, il refuse d’habituer les enfants « à la docilité et à la misère ». En 1928, il se fait traiter de bolchevique. En 1932, il est agressé et menacé de mort. Il quitte l’Éducation nationale et monte son école à Vence. Mixte, elle accueille des réfugiés espagnols en 1939. En 1991, elle intègre l’Éducation nationale. Aujourd’hui, le mouvement Freinet est très actif via l’Institut coopératif de l’école moderne. « Le Groupe français d’éducation nouvelle œuvre lui aussi depuis 1922 pour combattre les fatalités de l’échec à l’école », précise Maria Poblete dans Célestin Freinet. Non à l’ennui à l’école, petit ouvrage qui arrive à point nommé en cette rentrée (Actes Sud Junior).
L’ancienne directrice d’Actes Sud a en effet cofondé le Domaine du possible, école privée hors contrat installée à Volpelière, près d’Arles, en 2015, pour proposer « une alternative au système éducatif ». Un établissement « ouvert à tous », de la maternelle au lycée, non confessionnel, et jouissant de « liberté pédagogique ». Le Domaine du possible – qui n’a jamais répondu aux sollicitations de Politis – a d’abord été confié à Henri Dahan, un des cadres de Steiner-Waldorf en France, mouvement surveillé par la Mission interministérielle de vigilance et de prévention contre les dérives sectaires (Miviludes) pour son rattachement au New Age et à l’anthroposophie (1). « Mon fils Antoine a passé un an dans une de ces écoles. Je connais bien cette pédagogie qui n’a rien d’une dérive sectaire, avait défendu Françoise Nyssen. Cet enseignement est reconnu dans tous les pays sauf en France, pays peut-être trop cartésien. »

À l’époque, le pédagogue Philippe Meirieu avait confié à Politis avoir suivi l’émergence du Domaine du possible : « Françoise Nyssen m’avait contacté. Elle voulait créer une école. » Son fils Antoine, qui a mis fin à ses jours en 2012 à l’âge de 18 ans, fut « un laissé-pour-compte. Il n’y avait pas de chemin pour lui (2) » au sein de l’Éducation nationale, selon sa mère, qui lui avait trouvé une école alternative aux États-Unis. D’où, probablement, son envie d’en voir de semblables en France. Finalement, Philippe Meirieu a été écarté d’un comité de réflexion. Le Domaine du possible a ouvert quelque temps après. Parmi les parents qui y ont scolarisé leurs enfants se trouvent des contents et des mécontents, comme partout. Sinon qu’ils hésitent à témoigner ouvertement… Voilà quelques mois, Henri Dahan et ses proches ont été écartés du Domaine du possible, qui vise une intégration à l’Éducation nationale.

Reste que la sortie de Jean-Luc Mélenchon a ravivé deux débats : les pédagogies alternatives comme porte de sortie de l’Éducation nationale et la difficulté de critiquer des alternatives perçues comme un terreau de l’école idéale. « Un milieu aisé, cultivé, de gauche va défendre l’Éducation nationale par principe mais scolariser ses enfants dans ce type d’établissement pour qu’ils ne fassent pas les “frais” de la “crise” de l’école publique et profitent d’une offre scolaire présentée comme plus innovante et permettant de s’extraire du “carcan” », avait glissé Philippe Meirieu, qui mettait en garde à la fois contre les non-dits sur certaines pédagogies alternatives et contre la force grandissante du « consumérisme scolaire ».

Miroir aux alouettes ?

Le pédagogue vient de publier un essai, La Riposte (3), dont l’introduction répond opportunément à chaque point de la conférence de presse de rentrée du ministre Blanquer, prononcée le 26 août. Son sous-titre : « Écoles alternatives, neurosciences et bonnes vieilles méthodes : pour en finir avec les miroirs aux alouettes ». Philippe Meirieu n’est pas opposé lui-même aux alternatives. Il les a défendues dès lors qu’elles garantissaient « un minimum de mixité sociale et idéologique », et continue de défendre l’existence de « pédagogies nouvelles », mais au sein de l’Éducation nationale. Ce qui constituerait pour lui une « ligne de crête » entre « antipédagogues » et « hyper-pédagogues » : d’un côté ceux qui résistent à l’innovation et défendent les « bonnes vieilles méthodes », de l’autre ceux qui misent sur des pédagogies innovantes, mais pour une poignée de privilégiés échappant au contrôle de l’État.

Dans son essai, Meirieu s’attache à donner des éléments pour distinguer les méthodes alternatives, mais surtout s’inquiète de la multiplication d’écoles qui s’en réclament au détriment du « creuset républicain ». Un nouveau symptôme, selon lui, de la défiance envers l’institution, de l’individualisme social, du « familialisme » et d’un « libéralisme sauvage ». Il poursuit : « Selon la Fondation pour l’école, qui milite pour la liberté de création des écoles, à la rentrée 2017, 122 nouveaux établissements indépendants ont vu le jour, parmi lesquels 28 % d’écoles Montessori, 25 % de pédagogies alternatives, 23 % d’écoles démocratiques et 18 % de pédagogie classique. »

Le nombre de nouvelles écoles hors contrat a été multiplié par quatre en sept ans, confirme un article du Monde (4), mais les conditions légales d’ouverture seront durcies, notamment du fait de la méfiance du gouvernement envers les écoles musulmanes. Parmi les alternatives non confessionnelles, ce sont les écoles Montessori « qui s’octroient la part du lion » : « L’Association Montessori de France ne communique pas de chiffres sur ses adhérents, poursuit l’article du Monde, mais une part grandissante d’écoles “libres” s’en inspire : si quelque deux cents groupes scolaires sont “pur Montessori”, au total ils sont plus de trois cents à s’en revendiquer. »

Maria Montessori est épinglée dans La Riposte. Philippe Meirieu souligne que l’éducatrice italienne, grande figure des années 1920, saluée notamment pour avoir réconcilié « l’enseignement et la liberté, l’attention au développement de l’enfant et le souci de la richesse du matériel et de l’environnement pédagogique », a rapidement été considérée par Célestin Freinet comme « intégrée au fascisme et asservie par l’Église ». Élise Freinet, épouse du pédagogue, brocardait dès 1932 une démonstration de Maria Montessori avec des élèves transformés en « singes savants » maniant du « matériel de luxe ». Aujourd’hui encore, le coût du matériel Montessori reste un frein pour de nombreux enseignants. C’est aussi un des arguments de ces écoles pour justifier leurs frais de scolarité.

« Je connaissais certes l’efficacité de la pédagogie développée par Maria Montessori, […] conçue d’abord pour des enfants inadaptés au système scolaire », écrit Laurence De Cock, professeure d’histoire et fondatrice du site Aggiornamento hist-géo (5). En mai 2017, elle a publié dans La Revue du crieur une enquête sur les travaux de Céline Alvarez, enseignante qui a « fait du Montessori » pendant trois ans dans une maternelle publique de Gennevilliers (Hauts-de-Seine). « Je savais aussi que l’une des particularités de cette méthode est l’usage d’objets onéreux (en bois, faits main : bouliers, cadres, globes, lettres rugueuses, etc.) – pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros par classe, le matériel devant être homologué, avec seulement trois constructeurs agréés – et le besoin en personnel formé aux méthodes Montessori pour superviser des activités la plupart du temps individualisées. »

Peu d’élèves, beaucoup de lobbying

« Montessori est un label commercial, tout le monde peut s’en réclamer », balaie Philippe Meirieu. Y compris des écoles confessionnelles qui allient ainsi plusieurs obédiences. « Céline Alvarez, une pédagogie “business compatible” », prévient Laurence De Cock, qui analyse comment une classe expérimentale, cofinancée par des fonds privés et soutenue par des groupes comme l’Institut Montaigne et l’association Agir pour l’école, a intégré l’Éducation nationale, neurosciences à l’appui. « Chercheuse plus qu’enseignante », Céline Alvarez aurait servi de poisson-pilote pour des organisations qui développent des outils pour « améliorer l’apprentissage de la lecture ». Quand son initiative a été lancée, la Direction générale de l’enseignement scolaire était pilotée par Jean-Michel Blanquer. Dès l’été 2017, le nouveau ministre préconisait le « retour à la méthode syllabique » pour apprendre à lire.

Dans son rapport 2013-2014, la Miviludes observait « le fort lobbying qui existe sur la Toile pour dénigrer l’Éducation nationale, promouvoir l’instruction à domicile ou la création d’écoles privées hors contrat ». Selon elle, certains « acteurs forts » s’inspirent directement de l’idéologie New Age, comme l’association Le Printemps de l’éducation, qui aurait « partie liée avec le mouvement alternatif des Colibris » et ferait « de la publicité pour la pédagogie Steiner ».

« L’anthroposophie repose sur trois piliers : la biodynamie, l’éducation et la banque », résume Philippe Meirieu, qui n’a jamais intégré Steiner dans ses dictionnaires de l’éducation. « Je n’ai pas assez travaillé sur ce sujet. C’est une théorie écrite en allemand, mal traduite, donnant lieu à des interprétations diverses et complexes, justifie-t-il. Dans la partie pédagogie, on trouve des éléments séduisants : une attention aux personnes, une insistance sur l’éducation artistique, et même des principes sur lesquels on peut débattre comme la possibilité d’avoir le même enseignant du CP à la 6e. Mais je ne sais pas quelle est la part de pédagogie et celle de l’endoctrinement théosophique… » Vice-président EELV dans la région Rhône-Alpes en 2014, il dit éprouver une « méfiance naturelle » envers un « galimatias à dimension écolo, naturaliste, à la limite de la philosophie religieuse, traité de sagesse teinté d’orientalisme… » Un vrai piège à bobos ?

« Le communautarisme scolaire est relativement dangereux », commente Philippe Meirieu en citant aussi l’École démocratique. Une « mouvance » capable, malgré son nom, d’afficher des frais de scolarité de 6 000 euros. « Très peu d’enfants sont concernés, mais pas mal de lobbys », souffle le pédagogue, qui a conscience du désarroi de certains parents et de certains enseignants qui, face à l’immobilisme de l’Éducation nationale, doivent choisir de rogner leurs ambitions pédagogiques ou leurs convictions politiques en partant pratiquer des pédagogies nouvelles pour des élèves échappés du collectif.

Philippe Meirieu pointe « un danger sur l’hétérogénéité, la compatibilité avec un système concurrentiel et le manque de distance critique ». Les pédagogies Freinet et Decroly, toutefois, semblent trouver grâce à ses yeux, ainsi que les professionnels qui s’efforcent d’être « innovants pour tous ». Il évoque l’école élémentaire Federico-García-Lorca de Vaulx-en-Velin (Rhône) et le collège Clisthène à Bordeaux, qui ont mis en place des pédagogies coopératives et sont régulièrement bridés ou mis en cause par leur administration.

Les alternatives essaimeraient maintenant jusque dans les conservatoires de musique, qui voient aussi leurs méthodes traditionnelles positivement chahutées. Mais quelle place pour les pédagogies nouvelles dans la formation des maîtres ? « Freinet, Montessori, Decroly : les pédagogies alternatives ont le vent en poupe. Les nouveaux programmes y font référence car elles constituent des ressources, saluait le Snuipp, syndicat du premier degré, en juin 2017 (6). Mais leur promotion sert de paravent à une remise en cause de l’école publique. » Titre du dossier : « Pédagogies alternatives, il ne faut pas s’en priver »…

(1) Voir le rapport Guichard 1999 sur les sectes et l’argent, celui de la Mils en 2000 et celui de la Miviludes de 2013-2014.

(2) Le Monde, 10 octobre 2016.

(3) La Riposte, Philippe Meirieu, Autrement.

(4) 31 août.

(5) aggiornamento.hypotheses.org

(6) Fenêtre sur cours, juin 2017.

Société Éducation
Temps de lecture : 10 minutes

Pour aller plus loin…

Les personnes LGBT+, premières victimes de violences sexuelles
Étude 21 novembre 2024 abonné·es

Les personnes LGBT+, premières victimes de violences sexuelles

Une enquête de l’Inserm montre que de plus en plus de personnes s’éloignent de la norme hétérosexuelle, mais que les personnes LGBT+ sont surexposées aux violences sexuelles et que la transidentité est mal acceptée socialement.
Par Thomas Lefèvre
La santé, c’est (avant tout) celle des hommes !
Santé 21 novembre 2024 abonné·es

La santé, c’est (avant tout) celle des hommes !

Les stéréotypes sexistes, encore profondément ancrés dans la recherche et la pratique médicales, entraînent de mauvaises prises en charge et des retards de diagnostic. Les spécificités féminines sont trop souvent ignorées dans les essais cliniques, et les symptômes douloureux banalisés.
Par Thomas Lefèvre
La Confédération paysanne, au four et au moulin
Syndicat 19 novembre 2024 abonné·es

La Confédération paysanne, au four et au moulin

L’appel à la mobilisation nationale du 18 novembre lancé par la FNSEA contre le traité UE/Mercosur laisse l’impression d’une unité syndicale, qui n’est que de façade. La Confédération paysanne tente de tirer son épingle du jeu, par ses positionnements et ses actions.
Par Vanina Delmas
À Toulouse, une véritable « chasse à la pute »
Prostitution 18 novembre 2024 abonné·es

À Toulouse, une véritable « chasse à la pute »

Dans la Ville rose, les arrêtés municipaux anti-prostitution ont renforcé la précarité des travailleuses du sexe, qui subissent déjà la crise économique. Elles racontent leur quotidien, soumis à la traque des policiers et aux amendes à répétition.
Par Pauline Migevant