Le « moment populiste » divise la gauche

Les partis reconnaissent les succès des stratégies antisystème, mais beaucoup rejettent la méthode. Même La France insoumise n’est plus unanime sur cette ligne.

Agathe Mercante  • 19 septembre 2018 abonnés
Le « moment populiste » divise la gauche
© photo : GERARD JULIEN/AFP

Les uns s’en réclament, les autres le rejettent. Mais tous le pratiquent. Un temps cantonné aux rivages de l’extrême droite, le populisme connaît un regain d’intérêt dans les autres formations politiques. Au sein de la gauche, La France insoumise le revendique. « C’est une méthode et des outils pour mener la bataille culturelle et idéologique », confirme Manuel Bompard, directeur des campagnes du mouvement et candidat aux élections européennes. Une ligne écologiste, humaniste et anticapitaliste qui se décline par l’opposition du « nous » (le peuple) et du « eux » (l’oligarchie). La République en marche s’inspire aussi d’une rhétorique populiste, mais dans son cas, elle est inversée. « Emmanuel Macron est un vrai populiste », estime la philosophe Sandra Laugier (1), qui dirige le pôle de réflexion sur la démocratie de Génération·s. Le président de la République n’alimente-t-il pas, par ses discours sur le travail et l’investissement, des haines à l’encontre des plus pauvres, des inactifs, des « fainéants » ? « Ceux qui s’opposent à lui sont d’emblée qualifiés de rétrogrades », déplore-t-elle, assumant aussi une part de populisme au sein de sa formation. « Génération·s, avec son statut de mouvement et sa volonté d’ouverture à la société civile, peut correspondre à l’idée que l’on se fait du populisme de gauche », analyse Lenny Benbara, directeur de la publication du journal en ligne Le vent se lève.

Les succès électoraux – dans des mesures certes différentes – de La République en marche et de La France insoumise donnent corps à un « moment populiste » français, en réponse à celui qui traverse le monde et notamment l’Europe, comme le défend Chantal Mouffe (lire pages précédentes). Alors que le terme populiste englobe tout à la fois les formations de gauche, de droite, d’extrême droite et les écologistes, les partis politiques veulent transformer l’essai en 2019, à l’occasion des européennes. Déjà, elles fourbissent leurs armes. « Trois grandes familles s’opposeront, prédit Manuel Bompard : les ultra-libéraux incarnés par Macron et Merkel, l’extrême droite réactionnaire et fasciste, et la gauche humaniste, sociale et écologiste. » De façon très symptomatique, ces trois formes de populisme délaissent d’ailleurs le mot « élection » et préfèrent parler de « référendum ». Une manière assumée de demander au peuple un plébiscite. Ou un rejet. « Macron va faire un référendum “pour ou contre l’Europe”, Mélenchon sera sur une ligne “pour ou contre Macron” et le Rassemblement national “pour ou contre les migrants” », résume David Cormand, secrétaire national d’Europe écologie-Les Verts.

Immigration et sécurité sont toutefois des sujets glissants pour les partis de gauche qui se réclament du populisme. Et c’est d’ailleurs sur la question migratoire que La France insoumise a connu ses premiers déboires. Issu de la gauche radicale, le mouvement compte en son sein plusieurs courants. L’un, plus souverainiste, s’accommode bien des frontières ; un autre, animé par une sensibilité plus humaniste, est favorable à l’accueil généreux des migrants. À neuf mois des élections, le sujet peut se révéler explosif pour la formation de Jean-Luc Mélenchon. Le mouvement Aufstehen, lancé par la coprésidente du parti frère allemand Die Linke, Sahra Wagenknecht, sur des positions anti-immigration (lire pages suivantes), a révélé ces divergences. Alors que Clémentine Autain, députée de Seine-Saint-Denis, affirmait dans une interview à L’Obs, ne pas être « convaincue par l’approche », Djordje Kuzmanovic, orateur national de La France insoumise, affirmait que ce discours était « de salubrité publique ». Pour éteindre la polémique et se défendre d’un flirt idéologique avec l’extrême droite, Jean-Luc Mélenchon a, peu après, désavoué celui qui se présentait comme son « conseiller » sur les questions internationales. « Le point de vue qu’il exprime sur l’immigration est strictement personnel. Il engage des polémiques qui ne sont pas les miennes », a-t-il tenu à rappeler à L’Obs en marge de l’interview.

À gauche, les réactions ne se sont pas faites attendre. « Avec Die Linke, les lignes rouges ont été dépassées », estime Olivier Besancenot, porte-parole du NPA. Au sein de son parti comme dans les autres formations de gauche, la stratégie populiste de La France insoumise passe mal. « La question migratoire nous rappelle tristement qu’il n’y a pas de populisme de droite ou de gauche, seulement un populisme », déplore David Cormand. « C’est un mauvais investissement : en politique, il n’y a pas de raccourcis pour préparer le monde d’après », estime-t-il. « Il y a une volonté de renouer avec un projet majoritaire, explique Olivier Besancenot. À mon sens, c’est une impasse. »

Même les travaux de Chantal Mouffe, dont La France insoumise s’inspire, ne font pas l’unanimité. « L’idée d’un peuple uni, unique et qui concentre toutes les vertus est dérangeante, explique Henri Weber, ancien sénateur et député européen socialiste (2). D’autant que ce peuple est incarné par un leader charismatique qui communie avec lui et le défend. » Le populisme pose aussi la question de ses représentants. Que penser du culte du chef, incontesté et incontestable, qui met à mal la notion de représentativité démocratique ? « La place des corps intermédiaires pose problème, ils sont écrasés par cette relation directe entre le peuple et son leader », abonde David Cormand. Des critiques sur la théorisation du populisme, mais qui prennent un autre sens appliquées à Jean-Luc Mélenchon, à qui beaucoup prêtent une volonté d’hégémonie sur toute la gauche. « Le fameux “eux contre nous” ne tient pas compte les distinctions présentes au sein des catégories », ajoute Olivier Besancenot. Chez les « dominés » comme chez les « exploitants », des disparités existent : territoriales, écologiques, professionnelles, capitalistiques et même genrées. Les femmes de l’élite ne sont-elles pas, par exemple, infériorisées par rapport aux hommes du groupe auquel elles appartiennent ? « Le populisme de gauche, c’est construire des identités politiques », défend Manuel Bompard, qui rappelle qu’au sein de sa formation le peuple est une construction politique et pas une masse uniforme. « Il est composite et prend forme autour d’un intérêt commun. »

D’autant que, pour La France insoumise, le populisme de gauche est une méthode, une stratégie, et non une fin. « Le progrès pour améliorer les conditions de vie, c’est ça notre objectif », affirme Manuel Bompard. Mais le mouvement se fait la caisse de résonance des interrogations qui traversent la gauche. En son propre sein, les moyens utilisés pour mener la bataille politique sont remis en question. « La ligne stratégique dite “populiste” a été rangée ce week-end au placard pour laisser place au “leadership à gauche” », déplorait François Cocq en juin dernier, tandis que d’autres s’en félicitaient. Entre la ligne populiste et un vaste rassemblement de la gauche, son chef de file, Jean-Luc Mélenchon, n’a pas encore tout à a fait tranché. Mais le désaveu de Djordje Kuzmanovic a rééquilibré la balance.

(1) Elle est l’auteure, avec Albert Ogien, d’Antidémocratie, La Découverte, 2017.

(2) Il est l’auteur d’Europe : Pour un second souffle, Éditions Fondation Jean-Jaurès, 2013.

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