Le Touareg, les bijoux et l’école du désert

Chaque année, Attefock Amo vient vendre en France l’artisanat de sa communauté du Niger. Une manne pour les siens, qui vivent dans le Ténéré, une zone sinistrée par le terrorisme.

Marie-Pascale Vincent  • 5 septembre 2018 abonné·es
Le Touareg, les bijoux et l’école du désert
photo : En tant que lettré, Attefock, ici cet été au Festival de Grignan (Drôme), occupe aussi des responsabilités au sein de sa communauté.
© Marie-Pascale Vincent

Depuis que la région connaît violences et instabilités, les étrangers ont cessé de fouler le sable du grand Ténéré, l’un des plus beaux déserts du monde, au nord du Niger. Privés des revenus qu’ils tiraient du tourisme, les Touaregs ont sombré dans la misère. Alors, chaque année, Attefock Amo se rend en France pour vendre les bijoux fabriqués par une coopérative d’artisans à Iférouane. La recette permettra aux siens de manger à leur faim pendant quelques mois. Ancien instituteur, membre fondateur du Festival de l’Aïr et des cultures touareg, Attefock voudrait monter une école du désert pour que son peuple sorte de la marginalité.

Sur le marché du Festival de la correspondance à Grignan, dans la Drôme, Attefock, qui porte fièrement ses habits touareg – « le bleu constitue le costume de tous les jours, le blanc est réservé à la fête » –, est pris en photo par une passante, qui ignore le panneau au-dessus du stand, où il est expliqué que l’achat d’un bijou permet à une famille de vivre pendant plusieurs semaines. Malgré l’éclat de l’argent et des pierres, la photographe ne s’intéresse pas plus aux bagues et aux bracelets. Mais, comme pour faire oublier ces négligences, elle agite frénétiquement son téléphone portable sous le nez d’Attefock, avec la généreuse intention de lui envoyer le cliché.

Sans se départir de son sourire, Attefock s’offusque à peine d’un tel manège. Il en a l’habitude. Sous ce platane qui lui sert d’arbre à palabres, l’homme vend des ornements mais aussi sa culture. « Ces bijoux et leurs gravures sont comme des livres, ils racontent une histoire, celle du peuple touareg. Le Touareg est pauvre, mais, quand il a un peu d’argent, il achète des bijoux. Leur symbolisme accompagne les différentes étapes de la vie. Les triangles représentent les tentes et campements, tandis que le chemin se dessine d’un simple trait. Le “chate-chate” est le collier de tous les jours, que les femmes enlèvent quand leur cycle menstruel arrive à sa fin, une façon de prévenir leur mari. Quant aux hommes, ils portent la croix du Sud, qui montre le bon chemin lorsqu’ils partent en caravane. »

Si les Touaregs sont présents dans différents pays d’Afrique (Algérie, Libye, Mali, Mauritanie et Burkina Faso), ceux du Niger sont considérés comme les maîtres dans l’art du bijou. Attefock est d’ailleurs né dans une famille de forgerons bijoutiers dans la région de l’Aïr, près d’Iférouane, il y a un peu plus de soixante ans, le jour où le chameau du voisin est tombé dans un trou.

« Situé à 300 kilomètres d’Agadès, Iférouane est le dernier village avant le grand désert, soit la partie la plus reculée du Ténéré. Pendant longtemps, les Touaregs ont vendu leurs bijoux sur place aux étrangers qui venaient visiter la région. Le tourisme assurait alors la prospérité des forgerons bijoutiers, mais aussi des éleveurs et des caravanes qui font du commerce en traversant régulièrement le désert. À partir de 2005, la région de l’Aïr a connu des rébellions touareg que l’État nigérien a réprimées très durement. Le tourisme s’est interrompu, les habitants eux-mêmes ont fui, se réfugiant dans les villes. »

Si le calme est revenu et que les Touaregs sont retournés dans leurs villages au début des années 2010, les touristes, en revanche, désertent toujours la région, désormais touchée par le terrorisme. « La population n’a aucun contact avec ces hommes [les terroristes], et on ne sait jamais ce qui peut arriver ni où, en ville comme en plein désert. Le pays est classé en zone rouge. Les Blancs n’y mettent plus les pieds. Si tu venais chez moi, nous prendrions le risque d’être enlevés tous les deux. »

« Les liaisons aériennes entre Paris et Agadès se sont interrompues, ajoute une habituée du Festival de Grignan, qui connaît le Niger et Attefock depuis longtemps. Pour rejoindre le grand Ténéré, il faut désormais atterrir à Niamey et traverser le pays par les pistes. Quand les Touaregs sont revenus dans leurs villages à la fin des rébellions, ils n’avaient plus rien. Nous les avons aidés à acheter quelques animaux pour reconstituer leur cheptel. »

C’est par l’entremise de Jean-Pierre, qui organisait dans le nord du Niger des séjours pour d’anciens détenus, qu’Attefock est venu vendre ses bijoux en France pour la première fois il y a près de quinze ans. Depuis, par nécessité, il reste fidèle à ces migrations saisonnières. Sur les marchés et festivals du sud de la France en été et en différents lieux durant les semaines d’hiver qui précèdent Noël. En plus des productions de la coopérative, il vend aussi des bijoux dont des Touaregs sans ressources ont décidé de se séparer.

Attefock, qui est à la tête d’une grande famille, occupe aussi des responsabilités au sein de sa communauté. En tant que lettré, il fait partie de l’élite et il se doit d’accompagner son peuple. Si Iférouane est situé sur la route des migrants qui traversent le désert et tentent de rejoindre l’Europe via la Libye, lui-même ne fait pas partie des candidats à l’exil, comme aucun des Touaregs, attachés à leur liberté et à leur façon de vivre. « Il fait trop froid l’hiver en France, et ce n’est pas notre culture. C’est dur de venir ici, de vendre des bijoux, il faut savoir en parler, attirer l’attention du client. Seul le fait de penser à tous ceux qui attendent l’argent me donne du courage. Des coopératives de bijoutiers comme la nôtre existent dans tout le Niger. Je ne suis pas le seul à venir régulièrement en France. »

Selon Attefock, un accord existe pour la délivrance des visas aux Touaregs, car ce commerce est vital. « À chacun de mes retours, j’organise une grande fête. Chacun récupère les bijoux invendus et les sommes gagnées. Avec, les familles achètent de la nourriture et remplissent les greniers. Ainsi, elles sont sûres que les enfants auront à manger les mois qui suivent. Cet argent est important, pas seulement pour les bijoutiers forgerons, mais aussi pour toute la communauté. Le Touareg en restitue toujours une partie à ses voisins nécessiteux. Et la coopérative prélève 2 % sur les ventes pour alimenter une caisse de secours en cas de coup dur ou pour aider à payer un mariage ou autre. »

Attefock revient sur son ancien métier : « J’ai eu la chance d’aller à l’école, puis de faire l’École normale d’instituteurs. Nous étions plusieurs Touaregs dans ce cas, qui sommes rentrés exercer notre profession chez nous. Les Touaregs vivent sur un vaste territoire et déplacent les campements en fonction des points d’eau. Une école rassemble les élèves sur 100 km à la ronde. Les parents, qui nous connaissaient, nous confiaient plus volontiers leurs enfants. Aussi, la scolarisation a connu une hausse. Puis, en 2000, sur les conseils de la Banque mondiale, l’État du Niger a décidé de réduire ses dépenses de fonctionnement. Tous les instituteurs confirmés ont été mis à la retraite anticipée et remplacés par des jeunes sans formation et mal payés. »

C’est alors qu’Attefock a rejoint son village natal pour se replonger dans l’univers des bijoux. Pour aider les artisans, il a participé à la création de la coopérative d’Iférouane et à celle du Festival de l’Aïr, qui célèbre chaque année fin décembre les cultures touareg. « De façon à résister aux malheurs qui les frappent, les Touaregs aiment chanter et danser la nuit au cœur du désert et au son des tam-tam. Le festival a lieu quand le contexte géopolitique le permet, mais il n’accueille plus de touristes. Durant trois jours, il nous permet de faire vivre nos traditions. Nous élisons notre miss touareg, la plus belle femme du désert ! Mais l’événement est aussi politique. Les autorités viennent rencontrer notre peuple. C’est également l’occasion d’organiser des campagnes de vaccination, d’établir des papiers d’identité, etc. »

Aujourd’hui, l’oasis d’Iférouane, d’où est originaire le Premier ministre nigérien, Brigi Rafini, connaît un essor dû en grande partie à la sédentarisation des Touaregs. « Le petit élevage ne donne plus lieu à de grandes transhumances. Seul celui des chameaux engendre encore une vie nomade. Les gens se fixent à un endroit et s’associent pour creuser des puits. À la faveur des oasis, on fait pousser les mêmes légumes que chez vous, des pommes de terre et des oignons, que l’on appelle aussi l’or blanc. »

Cependant, le souhait d’Attefock pour son peuple serait « que le terrorisme s’arrête et que les étrangers reviennent visiter le Niger et le Ténéré, désert des déserts. Tous ceux qui y sont venus une fois rêvent d’y retourner. En temps de paix, la vie est facile chez nous. Les touristes nous achetaient des bijoux, bien sûr, mais ils laissaient aussi les médicaments qu’ils n’utilisaient pas, et ces rencontres donnaient lieu à de la solidarité. Le tourisme favorise les vertus de l’échange. »

L’espoir chevillé au corps, Attefock formule le vœu d’un retour à la paix, mais il ne l’attendra pas les bras croisés. « Si le peuple touareg connaît la misère et s’est marginalisé, c’est aussi parce que le système scolaire est déficient. Il faut qu’il y ait des instituteurs et des médecins touareg pour que notre peuple puisse s’autogérer. L’éducation est à la base de tout. » Ainsi, Attefock a décidé de mobiliser la solidarité pour créer une école destinée aux derniers nomades, « une école itinérante construite sous la forme d’une paillote pour que les nomades puissent la déplacer. On a déjà réuni les fournitures, on cherche maintenant à financer la paillote et du petit mobilier. » Sous son platane à palabres drômois, Attefock commente encore : « On l’appellera l’école du désert. Un dicton touareg affirme que l’on sera toujours récompensé d’avoir aidé les autres. »

Monde
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