« Les Frères Sisters », de Jacques Audiard : Tueurs en or

Dans Les Frères Sisters, Jacques Audiard renoue avec le picaresque du western tout en racontant l’histoire d’un amour fraternel.

Christophe Kantcheff  • 12 septembre 2018 abonné·es
« Les Frères Sisters », de Jacques Audiard : Tueurs en or
photo : John C. Reilly et Joaquim Phœnix incarnent deux frères unis par une relation complexe.
© Magali Bragard/UGCdistribution

Scène inaugurale : noir complet (c’est la nuit), plan très large, des coups de feu sont échangés. Puis on distingue un duo appliqué à ne faire aucun quartier dans le ranch où est retranché l’homme qu’il recherche, et tue avec les autres. Ce sont les frères Sisters, Charlie (Joaquim Phœnix) et son aîné, Eli (John C. Reilly) – ils se sont annoncés avant le massacre, leur seul patronyme étant synonyme de mort prochaine. Puis, dans la séquence suivante, alors que la grange attenante a pris feu, Eli se lance dans les flammes pour tenter de sauver leurs chevaux. Charlie crie que ce ne sont que des animaux…

Tout est en place. La virtuosité sans scrupule avec laquelles les frères se servent de leurs armes, et leurs caractères opposés : Charlie, fruste et brutal, Eli, sensible et attentionné, dont l’une des particularités est de chérir une étole qui ne le quitte jamais, cadeau probable d’une femme. Personnage attachant parce qu’en évident décalage avec les crimes qu’il commet, Eli est celui dont le film adopte le point de vue. C’était aussi le narrateur du roman éponyme de Patrick DeWitt (1), que Jacques Audiard a adapté.

Le réalisateur de Dheepan, son précédent film, palmé d’or à Cannes en 2015, s’est lancé dans un western. Il en respecte a minima les codes et surtout emprunte des chemins de traverse pour évoquer subtilement notre présent. Ainsi, Jacques Audiard n’a pas choisi pour rien une histoire se déroulant au milieu du XIXe siècle, en pleine ruée vers l’or, de l’Oregon vers la Californie. La misère côtoie le rêve de faire fortune et la cupidité. Les mercenaires Charlie et Eli vont eux aussi se retrouver sur cette route-là.

Au service du Commodore, puissant homme d’affaires mafieux, les frères Sisters ont pour objectif d’extorquer à un pauvre bougre, Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed), la formule en apparence miraculeuse qui lui permet de prélever l’or des rivières sans effort. Ils doivent ensuite le faire disparaître. Ils sont aidés dans cette mission par John Morris (Jake Gyllenhaal), détective distingué, à la solde lui aussi du Commodore, chargé de retenir Warm avec lui.

La traque ne va évidemment pas se dérouler comme prévu. D’abord parce qu’elle est longue et semée d’embûches. Le film déploie ainsi sa forme picaresque, avec une nature âpre et magnifique (le tournage a eu lieu en Espagne et en Roumanie), parfois hostile : ce sont de forts orages, un ours énervé ou une araignée désorientée et importune. L’humour y est sans cesse présent, piquant et tendre aussi parfois, comme lorsqu’Eli découvre l’usage de la brosse à dents et du dentifrice en poudre. La musique d’Alexandre Desplat va dans ce sens, sans emphase lyrique, mais scandée et entêtante. Enfin, les deux frères ont le loisir de se quereller dans des discussions animées, où affleure un passé tragique, tandis que le spectateur prend peu à peu la mesure de l’amour, même s’il est parfois vache, qui les unit.

De l’autre côté, la confrontation est tout aussi passionnante entre Warm et Morris. Les deux hommes ont sympathisé, le second cachant évidemment son jeu. Mais l’élégant détective peut-il ne considérer l’honnête homme qu’est Warm que comme une simple proie et un futur cadavre ? Morris tient un journal, ce qui est toujours propice à l’introspection, même involontaire. Un petit détail de mise en scène – et rien d’autre – indique que sa conscience le travaille : il jette un furtif regard dans un miroir où son visage se reflète. Que voit-il sur ses traits ?

Dans tous ses films, Jacques Audiard prend soin de faire évoluer ses personnages. La situation de départ est là aussi bouleversée. Avant la réunion inévitable des quatre personnages, la configuration est la suivante. D’une part un pôle idéaliste, qui voit Morris s’associer à Warm, dont l’horizon est celui d’un socialiste utopiste (des saint-simoniens ont en effet traversé les États-Unis à cette époque). Tout ce qu’il accomplit est voué à un avenir meilleur et à une société plus douce et plus juste. D’autre part un pôle individualiste, celui des deux frères, mais dans lequel Eli exprime sa lassitude et son désir de passer à autre chose, c’est-à-dire s’émanciper du Commodore, tout en sachant que Charlie et lui sont inséparables.

Cette dimension politique du film est d’autant plus riche qu’elle n’est pas superficielle, contrairement à nombre de fictions où les causes psychologiques ou psychanalytiques prennent le pas sur toute autre considération pour expliquer les faits et gestes de chacun. Les convictions de Warm sont réellement agissantes – même si l’on apprend que les quatre héros de cette histoire ont eu des enfances douloureuses. Elles sont même apaisantes pour Eli. Il découvre en présence de Warm la possibilité d’envisager un monde qui en vérité lui convient mieux, lui dont la corpulence et l’activité de mercenaire contredisent son aspiration à la délicatesse et à la tranquillité.

Mais le paradoxe est là, que le film, intelligemment, ne surligne pas : rien ne peut se faire dans ce monde présent sans argent, même le projet le plus désintéressé. Dès lors, l’excitation suscitée par la récolte d’or est irrépressible. Mais la méthode révolutionnaire de Warm (chimique, corrosive et… polluante !) porte en elle son ­malheur…

À voir Les Frères Sisters, on est tenté de penser que Jacques Audiard a entendu les critiques qui lui avaient été faites au sujet des ambiguïtés politiques contenues dans Dheepan. Ce film porte davantage de complexité et de profondeur, de densité humaine aussi. Tous les comédiens y sont impeccables, avec une mention spéciale à John C. Reilly en Eli. Celui-ci compose un formidable tueur de cinéma : touchant et protecteur.

(1) Les Frères Sisters, Patrick DeWitt, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, « Babel », Actes Sud, 368 p., 8,70 euros.

Les Frères Sisters, Jacques Audiard, 1 h 57. En salle le 19 septembre. Jacques Audiard vient de remporter à la Mostra de Venise le Lion d’argent du meilleur réalisateur.

Cinéma
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