Les origines douteuses d’une République
L’historien américain Grey Anderson décrit les conditions de naissance du régime gaullien.
dans l’hebdo N° 1519 Acheter ce numéro
Voilà un anniversaire qui n’est guère célébré. La Ve République a tout juste 60 ans en ce mois de septembre, mais les fastes ne sont pas au rendez-vous. Il y a de bonnes raisons à cela. Les conditions de naissance de la République gaullienne, dans les tourments de la crise algérienne, s’apparentent à un coup d’État. C’est du moins la thèse extrêmement documentée de l’ouvrage de Grey Anderson La Guerre civile en France, 1958-1962. L’historien américain y narre par le menu le complot – il n’y a pas d’autre mot – ourdi par les partisans du Général en mai 1958. On y voit la décadence de la IVe finissante, qui, par ses impuissances et ses trahisons, abandonne le pouvoir à une armée très politisée. Un abandon qui ira jusqu’à donner implicitement un feu vert à la torture et aux exécutions sommaires, dont le jeune communiste Maurice Audin fut une victime aujourd’hui enfin reconnue (lire pages suivantes).
On y voit le grenouillage, à Alger, d’un « salmigondis » d’activistes de tous acabits prêts à tout pour pérenniser la présence coloniale. C’est le règne du chaos et de l’ambiguïté. Ambiguïté du général Massu, bientôt à la tête d’un Comité de salut public dont on ne sait s’il est destiné à souffler sur les braises de l’insurrection ou à limiter la casse. Mais il y a surtout l’ambiguïté de Charles de Gaulle lui-même, que les partisans de l’Algérie française supplient de « sortir de son silence ». Une ambiguïté savamment entretenue par son fameux « Je vous ai compris » prononcé le 4 juin depuis le balcon du gouvernement général d’Alger.
Les ultras de l’Algérie française, souvent pétainistes non repentis, hantés par l’idée d’un « Diên Biên Phu diplomatique », font violemment pression sur l’homme du 18 Juin. Anderson décrit cette hystérie fascisante qui gagne une partie de l’armée. Il montre comment, dans ce chaos, les réseaux gaullistes tentent de tirer les ficelles, sans toujours contrôler la situation. La guerre civile menace d’atteindre Paris. À Alger, une jeune génération de « paras » lorgne le pouvoir politique de l’autre côté de la Méditerranée. Pendant ce temps, la gauche s’entre-déchire sur la conduite à tenir face à de Gaulle. Le Général prépare-t-il la dictature ou bien, au contraire, est-il en train d’éviter le pire au pays ? Il saura en tout cas profiter des circonstances pour affirmer son pouvoir.
L’équivoque se dénoue avec le fameux discours du 16 septembre 1959, lorsque de Gaulle ouvre la voie à l’autodétermination. Anderson souligne le poids de l’influence américaine dans cette décision, même si la « religion » du Général semblait faite depuis longtemps. Trahis par l’homme qu’ils ont contribué à porter au pouvoir, les partisans de l’Algérie française font alors le choix de la violence et de la sédition bientôt conduite par le fameux « quarteron de généraux ». Le livre de Grey Anderson apporte un éclairage cru sur les origines du système qui gouverne la France aujourd’hui encore.
La Guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, Grey Anderson, La Fabrique, 368 p., 15 euros.