Pierre Rosanvallon, l’égalité égarée

L’historien et sociologue revient sur son parcours depuis 1968 et l’histoire de la gauche française. Un portrait intellectuel et politique de ses engagements, errements, ruptures et repentirs.

Olivier Doubre  • 12 septembre 2018 abonnés
Pierre Rosanvallon, l’égalité égarée
© photo : Ulf Andersen/Aurimages/AFP

Au cours de l’automne 1977, Pierre Rosanvallon, qui fut (selon ses propres mots) l’un des « intellectuels organiques » de la « deuxième gauche », et de la CFDT, au premier chef en tant que très proche conseiller d’Edmond Maire, fait un déplacement dans la ville minière de Decazeville (Aveyron). Se préparent alors les élections législatives de 1978, qui, en dépit de la rupture toute récente du Programme commun (signé en 1972 entre le PS, le PCF et les radicaux de gauche), laissent espérer une victoire de la gauche. Pierre Rosanvallon vient y présenter Pour une nouvelle culture politique, écrit avec Patrick Viveret, son ami et alter ego auprès de Michel Rocard. En tant qu’ouvrage presque programmatique de la deuxième gauche, son livre occupe beaucoup des débats intellectuels et politiques à l’époque.

L’auteur enchaîne alors réunions avec des militants et rencontres publiques en librairie. Juste avant des interviews avec des journalistes locaux, le responsable départemental du PS lui glisse : « Surtout, si on te pose une question sur l’avenir de la mine, dis bien qu’un pouvoir de gauche ne la fermera jamais ! » Et Pierre Rosanvallon de concéder d’emblée : « C’était une question dans l’air, et je savais bien que c’était une promesse qui ne reposait sur rien. » La question n’a évidemment pas manqué, l’intellectuel étant alors fixé, droit dans les yeux, par le responsable socialiste. « J’ai répondu avec assurance que la gauche la maintiendrait évidemment en activité. Le seul fait de venir de Paris donnait alors une forme d’autorité à la parole, et tout le monde avait donc été satisfait de ma ferme réponse. Mais je l’ai prononcée tout en ayant immensément honte et en me jurant intérieurement que c’était la première fois et la dernière fois de ma vie que je parlais de cette façon. »

Cet épisode conduit le futur professeur au Collège de France à renoncer à être candidat à ces législatives, et à quitter la direction de la CFDT. Il le convainc surtout de ne pas embrasser de carrière politique et de poursuivre son travail de chercheur. Il renonce ainsi à ce qu’il appelle le « piège du débouché politique ». Quatre ans plus tard, au soir de l’« amère victoire » (pour lui) de François Mitterrand en 1981, ce rocardien engagé contre le « social-étatisme » du PS (et du PCF) n’aura pas le cœur d’aller faire la fête à la Bastille, puisque c’est la « première gauche », dans une tradition guesdiste et dirigiste, qui « est arrivée au pouvoir avec un programme en complet décalage avec l’esprit de Mai 68 ». Un esprit qui avait guidé tout son engagement politique.

Né à Blois en 1948, Pierre Rosanvallon milite tôt à la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), et son engagement à gauche le mène quasi naturellement vers l’Unef, le PSU de Michel Rocard et la CFDT, organisations où gravitent beaucoup de « cathos de gauche (1) ». S’il est diplômé d’HEC en 1969, l’idée de devenir un dirigeant d’entreprise ne l’effleure même pas et il prend contact avec le monde syndical, intégrant très vite la direction de la CFDT, car « jamais un élève de grande école n’était venu leur offrir ses services » ! Promu – à 25 ans – conseiller économique à la tête de la confédération, bientôt rédacteur en chef d’une nouvelle revue interne mais largement ouverte aux débats intellectuels de l’époque, CFDT-Aujourd’hui, il devient ensuite conseiller politique d’Edmond Maire, le nouveau secrétaire général d’une CFDT alors très à gauche, autogestionnaire, tentant d’expérimenter la démocratie interne auprès de ses adhérents et des travailleurs au sein des entreprises (à l’encontre de la très dirigiste, pyramidale et stalinienne CGT).

Gros travailleur, il publie ouvrage sur ouvrage (près d’une trentaine), tout en dirigeant successivement CFDT-Aujourd’hui puis la très rocardienne revue Faire, qui, s’interrompant au début des années 1980 – changement d’époque oblige –, se poursuivra avec Intervention. Autour notamment de ces revues, Pierre Rosanvallon n’a eu de cesse de faire travailler ensemble responsables d’entreprise, intellectuels et représentants des salariés. Aussi, il devient bientôt l’un des maîtres d’œuvre de la Fondation Saint-Simon, fondée par l’historien François Furet, en tant que son secrétaire général. Élu en 1977 président de la toute nouvelle École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Furet, ancien militant très stalinien du PCF, devint l’un des leaders de la nouvelle doxa « antitotalitaire » et avait en tête de créer, accolée à l’EHESS, une fondation pour multiplier les liens entre sciences sociales, société civile et dirigeants entrepreneuriaux.

Doxa néolibérale

Avec la volonté de dépasser les limites disciplinaires, François Furet et Pierre Rosanvallon réussissent alors à créer cet important « think tank » – aux croisements de la recherche, du mouvement syndical « réformiste » et du « monde de l’entreprise », pour reprendre un terme qui commence alors à faire florès –, qui devient bientôt un cercle très prisé des élites parisiennes. Pierre Rosanvallon souligne ainsi que, « dès la fin des années 1980, le fait d’en être membre était en effet devenu un facteur de distinction sociale jugé d’autant plus valorisant que les places étaient limitées et nombreux les prétendants éconduits »… On plaint évidemment les militants de la CFDT, peut-être issus de la fédération de la chimie ou de la puissante Hacuitex (habillement, cuir et textile), qui n’ont pas pu y rejoindre leur ancien dirigeant…

Le présent livre reste cependant plutôt discret sur l’influence non négligeable de ce club très fermé – qui subira bientôt les foudres de Pierre Bourdieu – comptant parmi ses membres de puissants chefs d’entreprise (comme Jean Peyrelevade ou Roger Fauroux) et des hauts fonctionnaires, tel « l’emblématique Jean-Charles Naouri », parmi les « jeunes inspecteurs des finances du cabinet de Pierre Bérégovoy », qui seront « les agents décidés de la dérégulation financière ». Pierre Rosanvallon passe ainsi assez vite sur ces années où il devient, de fait, l’un des premiers « intellectuels organiques » de cette fondation, dont les notes joueront un rôle essentiel dans l’adaptation de la France à la doxa néolibérale. Bien que ses membres le reconnaissent peu ou, mieux, se présentent comme y ayant au contraire résisté en prônant un capitalisme modéré à teneur sociale.

Mais, force est de le reconnaître, le temps viendra où Pierre Rosanvallon semblera commencer à s’en repentir. Il aura fallu entre-temps l’épisode du grand mouvement social de novembre-décembre 1995, durant lequel il est l’un des premiers signataires de la pétition de soutien au « plan Juppé », intitulée « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », qui est (bon gré mal gré) l’un des manifestes de la Fondation Saint-Simon (2).

S’il continue, dans ce livre revenant sur son parcours politique, à qualifier la « réforme » Juppé de 1995 de « progressiste » (en ce qui concerne la seule protection sociale, « occultée », selon lui, par la réforme concomitante des régimes spéciaux de retraite), Pierre Rosanvallon commence peu à peu à douter, au fil des années 2000, puis, bientôt, devient très critique face à « l’enlisement » de la gauche de gouvernement. Surtout, il constate avec attention le « retournement d’hégémonie » en faveur de la pensée de droite, après des décennies d’hégémonie (relative) de la social-démocratie et des politiques keynésiennes. En tant qu’éditeur du livre de Daniel Lindenberg, Le Retour à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Seuil, « La République des idées »), il est aux premières loges pour observer la progression de cette « pensée de droite dans un langage de gauche », distillée par des essayistes comme Alain Finkielkraut, Jean-Claude Michéa ou Marcel Gauchet (dont il a pourtant longtemps été proche), et marquée, entre autres, par une attaque incessante d’un certain individualisme et surtout de l’héritage (souvent fantasmé) de Mai 68.

Pierre Rosanvallon semble ainsi, depuis quelques années, se rendre compte de certaines conséquences des politiques dans lesquelles il avait cru voir une continuité avec les volontés réformatrices de la deuxième gauche et qui, sous couvert de « libérer » les individus au sein d’une société trop corsetée, ont bien souvent détruit les protections et les solidarités collectives, conquises notamment à la Libération. Son livre de 2011, La Société des égaux (Seuil), excellente analyse de l’évolution du principe d’égalité depuis 1789, met ainsi en garde contre les conséquences de la mondialisation, qui n’a cessé d’accroître les inégalités (3). Aujourd’hui, selon lui, « la démocratie affirme sa vitalité comme régime au moment où elle dépérit comme forme de société ». Un tel « déchirement de la démocratie » est « un fait majeur de notre temps, porteur des plus terribles menaces », la croissance des inégalités étant « la lime sourde de la décomposition silencieuse du lien social et, simultanément, de la solidarité ». Et le sociologue et historien d’appeler – enfin, a-t-on envie de lui glisser – à « refonder le projet d’instituer une société des égaux », indissociable désormais de « nouvelles politiques de redistribution ».

L’ouvrage – bienvenu ! – s’emploie donc à refonder et à « repenser au fond, en elle-même, dans sa globalité, l’idée d’égalité », l’ancien dirigeant de la Fondation Saint-Simon ne pouvant que constater, non sans amertume sans doute, que « c’est une page séculaire qui est en train de se tourner : celle d’une conception de la justice sociale fondée sur des mécanismes redistributifs, telle qu’elle s’était forgée à partir de la fin du XIXe siècle ». Mieux vaut tard que jamais, diront les plus sévères. Mais, peut-être, est-ce aussi une sorte de retour aux sources, pour l’ancien militant du PSU et de la CFDT d’Edmond Maire.

(1) Voir sur cette histoire le très complet À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel (dir.), Seuil, 2012.

(2) Comme le rappelle, sur cet épisode, le rigoureux Décembre des intellectuels français, coécrit par les jeunes sociologues bourdieusiens J. Duval, C. Gaubert, F. Lebaron, D. Marchetti et F. Pavis, éd. Liber, coll. « Raisons d’agir », 1998.

(3) Lire notre critique de l’ouvrage, « Le repentir de Pierre Rosanvallon », Politis n° 1171, 6 octobre 2011.

Notre histoire intellectuelle et politique. 1968-2018, Pierre Rosanvallon, Seuil, 448 p., 22,50 euros.

Idées
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