Sahra Wagenknecht : La femme qui ébranle la gauche allemande
Figure de Die Linke, Sahra Wagenknecht a lancé un mouvement ciblant les migrants. Bien qu’elle appelle à l’union des gauches, elle semble surtout s’aligner sur la rhétorique de l’extrême droite montante.
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À peine né, il revendique déjà 100 000 personnes ayant manifesté leur intérêt. Le mouvement Aufstehen, lancé officiellement début septembre par Sahra Wagenknecht, chef du groupe du parti de gauche Die Linke au Bundestag, est pour l’instant, certes, plus une simple plateforme sur Internet qu’un véritable parti. Et ces 100 000 personnes ont juste rempli un formulaire en ligne et donné leur adresse email. Reste que le nouveau mouvement, que Wagenknecht annonçait déjà depuis plus de six mois, risque fort de bouleverser le paysage politique de la gauche allemande.
Aufstehen signifie à la fois « debout » et « se soulever » en allemand. Contre quoi Sahra Wagenknecht veut-elle se soulever ? « Les sociaux-démocrates, Die Linke et les Verts avaient, jusqu’aux dernières élections, la possibilité de gouverner ensemble. Ils ne l’ont pas utilisée », a-t-elle déploré lors de la conférence de presse de lancement. C’est contre ce constat d’échec que le mouvement ambitionne d’agir : pour un rassemblement des gauches. Le projet fait évidemment penser à la France insoumise, à laquelle Sahra Wagenknecht fait régulièrement référence. La députée aime également comparer son projet à Momentum, l’organisation créée en 2015 en parallèle du Labour, juste après l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti britannique, et qui est devenue comme un parti à l’intérieur du parti. Aufstehen n’a pas encore de programme et veut que celui-ci s’écrive en commun avec les membres du mouvement. Pour l’instant, c’est uniquement un appel qui a été publié. Il donne les grandes lignes du projet : une politique sociale en direction des travailleurs et des laissés-pour-compte.
Comme la France insoumise, Aufstehen a été lancé par une personnalité charismatique. Sahra Wagenknecht, élégante quadragénaire, est depuis plusieurs années une des figures montantes de Die Linke. Elle a pris la coprésidence du groupe au Bundestag au départ de Gregor Gysi, en 2015. Mais Wagenknecht est aussi – et c’était déjà le cas bien avant le lancement d’Aufstehen – contestée au sein de Die Linke. Au dernier congrès du parti, en juin, elle n’a pas trouvé de majorité pour défendre ses positions sur la question migratoire. Die Linke s’est positionné sur une ouverture aux migrants. Sahra Wagenknecht, elle, s’est prononcée à de nombreuses reprises pour une politique restrictive, de priorité aux travailleurs allemands.
« Les frontières ouvertes pour tout le monde, c’est naïf », avait déclaré l’élue dans une interview au magazine Focus en février. « Et si l’objectif central d’une politique de gauche est de défendre les défavorisés, une position du “no border” est le contraire de la gauche. […] La migration de travail, cela signifie plus de concurrence pour les emplois, particulièrement les bas salaires », poursuivait-elle. L’un de ses premiers soutiens au sein d’Aufstehen, le politologue Wolfgang Streeck, a publié plusieurs tribunes dans le même ton ces dernières semaines. « Est-ce xénophobe de considérer les immigrants comme des concurrents pour les emplois, les places en crèche, les logements ? Est-il xénophobe, celui qui veut faire la différence entre de nouveaux arrivants désirés et ceux qui ne le sont pas ? », interrogeait-il dans l’hebdomadaire Die Zeit le 30 août.
Le politologue déplorait aussi (dans le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 4 août) que l’Allemagne accorde l’asile à de « jeunes hommes afghans capables de se battre, mais qui ne ressentent pas l’envie de nous aider à combattre les talibans ». Wolfgang Streeck semblait oublier que l’Allemagne expulse allègrement des demandeurs d’asile vers l’Afghanistan. En juin, le ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer (de la CSU, la droite bavaroise), s’était même félicité, avec un cynisme qui a évidemment choqué, d’expulser 69 Afghans le jour de son 69e anniversaire.
Sahra Wagenknecht n’a pas trouvé de majorité à Die Linke pour ces positions. Elle ne trouve pas plus de soutien aujourd’hui auprès de la direction du parti. Dans une décision du 8 septembre, la direction collégiale a clairement affirmé que le projet Aufstehen n’émanait pas du parti, mais d’individus. Les deux coprésidents, Katja Kipping et Bernd Riexinger, ont déclaré dans la presse qu’ils ne rejoindraient pas Aufstehen. Au cœur du dissensus se trouve, encore une fois, la vision de Wagenknecht sur les réfugiés et les travailleurs migrants, perçus comme des concurrents.
Niema Movassat, député Die Linke depuis 2009 au Bundestag, assure qu’un quart des députés du groupe soutiendraient le mouvement. Mais parmi les quelque 80 initiateurs listés au lancement d’Aufstehen, il n’y a que trois responsables et élus Die Linke, sans compter évidemment Sahra Wagenknecht et son compagnon, Oskar Lafontaine. Celui-ci avait lui-même cofondé Die Linke en 2007 après avoir quitté le Parti social-démocrate (SPD), à la suite de la politique d’attaque des droits sociaux et de dérégulation du marché du travail menée par l’ancien chancelier Gerhard Schröder.
Dans les soutiens à Aufstehen, il y a également plusieurs élus et responsables politiques issus du SPD et un ancien président du parti des Verts, aux côtés de quelques syndicalistes, d’artistes, de sociologues et politologues, et de nombreux écrivains. Pendant tout l’été, c’est d’ailleurs non pas un politicien mais un dramaturge qui a fait la une des médias avec Wagenknecht en tant que cofondateur du mouvement.
« Pour moi, Aufstehen se situe politiquement à droite de Die Linke », dit Kerstin Köditz, membre de la présidence du parti et députée Die Linke au parlement régional de Saxe (ex-RDA). « Les membres d’Aufstehen ne parlent que de la responsabilité de la politique néolibérale pour expliquer la montée de l’extrême droite. Ils ne parlent pas de l’insatisfaction face aux dysfonctionnements de la démocratie, ni du fait qu’il y a des personnes en Allemagne qui n’arrivent tout simplement pas à accepter que la couleur de peau ne compte pas, que les femmes et les hommes sont égaux, que deux femmes peuvent élever ensemble un enfant. Aufstehen est trop concentré sur la seule question de classe. Moi, j’ai grandi politiquement dans le triangle classe-race-genre. »
La montée de l’extrême droite, Kerstin Köditz l’observe de près. Elle est députée régionale dans le Land qui a vu se multiplier les manifestations et agressions racistes ces dernières semaines. C’est aussi là qu’est né Pegida, mouvement des « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident », en 2014. Dans cette région, le nouveau parti d’extrême droite AfD (Alternative pour l’Allemagne) a récolté plus de 25 % des voix aux législatives de 2017, contre 17,5 % pour Die Linke. Pour autant, l’élue de gauche ne pense pas que la stratégie de Wagenknecht soit la bonne. Le député Niema Movassat craint lui aussi que « la stratégie d’Aufstehen ait finalement pour effet de renforcer l’AfD ». Une AfD qui possède aujourd’hui 92 sièges au Parlement allemand, là où Die Linke en a 69.
« Le lancement de ce mouvement, qui va peut-être devenir un parti dans le futur, divise en fait la gauche plutôt qu’il ne la rassemble », analyse Karin Priester, politologue à l’université de Münster, auteure de plusieurs ouvrages sur le populisme de droite et de gauche. « En Europe, le populisme est plutôt de droite. Mais en Europe du Sud, en Espagne ou en France, il y a des courants de gauche. Ce qui les unit, c’est un aspect patriotique, voire nationaliste. Mais cela, en Allemagne, c’est tout de suite perçu de manière très négative. Ici, le populisme est tout de suite associé à l’AfD, qui a une ligne nationale-conservatrice et xénophobe. Au vu de notre histoire, nous sommes évidemment plus rapidement alarmés par les dangers du populisme », poursuit-elle.
Sahra Wagenknecht pourra-t-elle former un mouvement populiste qui attirerait les électeurs de l’AfD tout en restant de gauche ? « Tous les populismes polarisent entre le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur. En l’occurrence, dans le cas d’Aufstehen, l’extérieur, ce sont les migrants, les réfugiés, souligne Karin Priester. C’est un thème qui mobilise efficacement les électeurs aujourd’hui en Europe, avec lequel il est possible de gagner des voix. On l’a encore vu en Suède lors des élections du 9 septembre. Mais, en Allemagne, ce terrain est déjà occupé par l’AfD. Quand Wagenknecht dit que les migrants exercent une pression vers le bas sur les salaires, cela peut être reçu comme une tentative de venir chasser sur les terres de l’AfD. Or je pense que les électeurs votent plus volontiers pour l’orignal que pour la copie. » Aujourd’hui, Die Linke est crédité de 8 à 10 % des intentions de vote dans les sondages d’opinion. L’AfD, de 14 à 17 %.