« Sauvages. Au cœur des zoos humains » : Comme des bêtes
Sauvages. Au cœur des zoos humains, un documentaire de Pascal Blanchard et Bruno Victor-Pujebet, retrace un crime qui a perduré plus d’un siècle et dont la mémoire a été occultée.
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Tambo, aborigène d’Australie, Ota Benga, Pygmée du Congo, Petite Capeline, Fuégienne de Patagonie, Jean Thiam, Wolof du Sénégal, Marius Kaloïe, Kanak de Nouvelle-Calédonie, Moliko, Kali’na de Guyane. Comme eux, des milliers de personnes ont été exhibées, réduites à l’état de bête curieuse, dans les jardins d’acclimatation, dans des cirques, dans les expositions coloniales et universelles.
Entre 1810 et 1940, 35 000 personnes ont été déplacées, vues par 1,5 milliard de visiteurs, qui viennent contempler des sauvages en chair et en os issus de contrées exotiques. À qui l’on demande de jouer aux cannibales, de danser, de combattre. Pour eux, privés de leurs droits les plus élémentaires (même si certains sont payés, chichement), ce sont des journées passées dans un enclos, sous le regard avide du public. Articles et catalogues véhiculent une histoire inventée de toutes pièces, mise en scène pour promouvoir la hiérarchisation des races et justifier la colonisation du monde.
Raconter plus d’un siècle d’une tragédie trop méconnue encore, tel est l’objet de ce documentaire exceptionnel de Pascal Blanchard, historien du fait colonial (1), et Bruno Victor-Pujebet, Sauvages. Au cœur des zoos humains, mêlant histoires individuelles et histoire collective, archives et analyses.
Si, longtemps, les exhibitions humaines sont réservées à une élite, au début du XIXe siècle, la mode des expositions ethnographiques se répand dans les foires et les théâtres. Régulièrement, les scientifiques affluent pour examiner ces sauvages. « Ethnologues, anthropologues et savants construisent alors un racisme fondé sur l’analyse scientifique des différences humaines. Une analyse destinée aux érudits », explique Pascal Blanchard. Tandis que quelques personnalités vont saisir tout l’intérêt financier de ces spectacles, comme Albert Geoffroy Saint-Hilaire, zoologiste, à la tête du Jardin d’acclimatation, à Paris, ou Carl Hagenbeck, outre-Rhin. Succès à la clé, qui encourage les tournées, où les individus voyagent d’une ville à l’autre dans des wagons à bestiaux.
Les zoos humains vont ainsi se multiplier, au diapason des empires coloniaux qui ne cessent de s’étendre. Parce qu’il faut faire connaître aux opinions sa puissance impériale, faire vivre ses conquêtes à ceux qui ne voyagent pas. Si toute expo a une fin de propagande, avec les zoos humains, explique Pascal Blanchard, « on assiste au passage progressif d’un racisme scientifique à un racisme populaire, un passage qui n’est lié ni à la littérature ni au cinéma, puisque celui-ci n’existe pas encore, mais à la culture populaire, avec des spectateurs qui vont au zoo pour se divertir, sans le sentiment d’être idéologisés, manipulés ». Parce que tout cela est faux.
Dans ce rapport à la vérité, l’avènement de la photographie est un tournant. La preuve est faite, avec elle, de l’organisation raciale de l’humanité entre civilisés et sauvages. Car l’image ne ment pas, quand le dessin pouvait laisser planer le doute. C’est un outil imparable. On peut s’étonner cependant de toute absence de discours critique dans ce siècle de tragédie (sinon dans les années 1930, avec le Parti communiste et la Ligue des droits de l’homme). « À l’époque, répond Pascal Blanchard, pour savoir que cela est faux, il faut pouvoir comparer. Or le public ne voyage pas encore. On est à peine dans les premiers temps de la connaissance. Celui qui critique se retrouve solitaire. Quand Léon Werth, après une visite au Jardin d’acclimatation, en 1912, dénonce des hommes “vêtus en nègre clown” fabriqués par l’Occident pour faire croire à l’Occident qu’il existe des Noirs ainsi faits, personne ne le comprend, ni ne le suit ! »
Léon Werth avait un peu trop d’avance. À vrai dire, il y a encore vingt ans, on ne savait pas ce qu’étaient les zoos humains. « Il a fallu faire de la pédagogie, relève Pascal Blanchard, ce qu’on a fait au Quai-Branly en 2011, grâce à l’exposition menée avec Lilian Thuram, “Exhibitions. L’invention du sauvage”. Depuis, les choses ont changé. » Avec ce bémol : en dehors de la présence de Thuram, co-commissaire de cette exposition, seuls les Blancs s’emparent de cette histoire.
« Ce fait est longtemps resté inaudible, explique l’historien. Il y a eu un travail réalisé par les Indiens d’Amérique du Sud, personne ne l’a entendu ! Pas même en 2011, l’année des Outre-Mer ! Les universitaires en Amérique du Sud, en Inde ou en Afrique n’ont pas considéré que ces faits étaient majeurs. C’est lié à la priorisation des sujets. Il a fallu attendre une nouvelle génération de chercheurs pour que ces questions soient prises en main. Mais on n’est qu’au début des travaux, sachant que toutes les archives et les documents sont en Europe, et pas dans les contrées lointaines. »
En ce sens, les artistes ont une longueur d’avance. « Avec une puissance de frappe supérieure aux chercheurs », reconnaît Blanchard. D’où la présence, dans ce documentaire, du travail de la photographe américaine Ayana Jackson, qui déconstruit par l’image ce que l’image a fabriqué, restitue les postures raciales en se mettant elle-même en scène, établit la connexion entre les images de la domination sexuelle et coloniale, le passé et le présent.
Pas de hasard non plus si le commentaire est assuré par le rappeur Abd al Malik. C’est que l’artiste a des ancêtres pygmées, mais ne savait rien des zoos humains. « C’était donc le mieux placé pour raconter cette histoire au plus grand nombre, avec son rythme, son phrasé, confie Pascal Blanchard. Il a apporté sa respiration tout en étant réellement impliqué. Dans une certaine mesure, il devient ici le porte-voix de ceux à qui on n’a jamais donné la parole. » En parfaite symbiose.
(1) Codirecteur de Sexe, race et colonies, avec Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Dominic Thomas et Christelle Taraud, La Découverte.
Sauvages. Au cœur des zoos humains, samedi 29 septembre, à 20 h 50, sur Arte (1 h 30), et jusqu’au samedi 6 octobre sur Arte + 7.