1,5 °C : Une question politique avant tout

Maintenir le réchauffement sous les 2 °C sera très difficile. Bien plus qu’un défi technologique, faire muter l’économie et les modes de vie dépend de la société et des décideurs.

Patrick Piro  et  Vanina Delmas  • 3 octobre 2018 abonné·es
1,5 °C : Une question politique avant tout
© photo : Fadel senna/AFP

Dans les tout derniers instants de la fameuse COP 21, conclue en décembre 2015 par la signature de l’accord de Paris sur le climat, une petite extension a été jointe au paragraphe des objectifs. Il est entendu depuis longtemps qu’il s’agit de ne pas dépasser 2 °C d’augmentation de la température planétaire moyenne, conformément aux préconisations de la communauté scientifique, qui explique qu’au-delà la dérive de l’ensemble du système climatique risque fort de conduire à des bouleversements incalculables (hausse de plusieurs mètres du niveau des mers, Amazonie transformée en savane, etc.). Mais les petits pays insulaires, notamment, qu’un monde à + 2 °C risque de voir disparaître, submergés par les océans, ont insisté pour que l’on mentionne une perspective plus exigeante : « Et poursuivre les efforts » vers l’horizon + 1,5 °C.

Le Giec a donc été saisi pour produire un rapport spécifique sur cette ambition, cernée par deux questions : quelle différence attendre de ce 0,5 °C gagné dans la bataille climatique ? Et comment y parvenir ?

La réponse à la première question est sans appel : il y a un univers d’écart entre les deux plafonds. Et si les chiffres varient, parfois largement, d’une étude à l’autre, selon la méthode ou le périmètre d’observation retenus, la tendance globale ne se dément pas. Résumé de Lucile Dufour, qui suit les négociations internationales au Réseau action climat (RAC) : « Chaque dixième de degré compte pour éviter des conséquences dramatiques pour les populations et la planète. » Et la compilation réalisée par le Giec, renforcée par les travaux parus depuis la date limite de réception que le groupe s’est donnée (fin 2017), montre aussi qu’un monde à + 2 °C, et même à + 1,5 °C, est déjà dramatiquement changé par rapport à celui que nous connaissons, plus chaud déjà de 1 °C depuis le début de l’ère industrielle. Ainsi, de nombreux récifs de coraux sont d’ores et déjà irrémédiablement condamnés.

L’indicateur géophysique le plus parlant est la hausse du niveau des mers : celle-ci est due à la dilatation des eaux par réchauffement et surtout, actuellement, aux glaciers terrestres, dont la vitesse de fonte est beaucoup plus rapide qu’auparavant. Une hausse de 2 °C au lieu de 1,5 °C reviendrait par exemple à « accepter » 120 cm d’élévation du niveau des mers au lieu de 90 cm à long terme (on approche déjà des 30 cm) : ce sont des centaines de millions de personnes qui devraient fuir leur lieu de vie actuel, notamment sur les terres rases du golfe du Bengale.

Le régime des pluies, crucial pour l’agriculture de nombreux pays africains et asiatiques, serait moins perturbé : à + 1,5 °C, le rendement de certaines céréales ne chuterait « que » de 45 % au lieu de 60 %, rapporte l’ONU, observatrice de la sécurité alimentaire. Et les trois quarts des pays sensibles (Moyen-Orient, Afrique subsaharienne, Asie centrale et du Sud-Est, Amérique du Sud) subiraient une moindre augmentation de leur vulnérabilité à l’insécurité alimentaire. Selon une étude chinoise, le nombre de personnes exposées à des précipitations extrêmes diminuerait de 20 à 40 %. L’impact est spectaculaire pour la biodiversité : en rester à + 1,5 °C permettrait de conserver 14 % du globe comme zone refuge pour les espèces vivantes, au lieu de 5,5 %. Et de réduire de plus de 45 % le nombre d’espèces qui risquent de voir leur habitat naturel réduit de moitié.

Les chercheurs évaluent aussi les conséquences socio-économiques. Dépasser le seuil de + 1,5 °C pourrait provoquer une baisse très importante de la croissance des pays proches de l’équateur. Plus de 100 millions de personnes pourraient voir leur état de pauvreté s’aggraver encore. C’est un grand classique : ces populations, dont la responsabilité est marginale dans le dérèglement climatique, s’apprêtent à en encaisser la plus lourde facture. Inondations et sécheresses vont s’intensifier, avec leurs cortèges de décès, et plusieurs maladies véhiculées par des insectes vont étendre leurs zones d’endémisme – paludisme, dengue, maladie du Nil occidental, maladie de Lyme. L’International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA) a réalisé une étude originale et très frappante tant elle est démonstrative : à + 1,5 °C, 1,5 milliard de personnes (20 % de la population mondiale) présenteront en 2050 un risque modéré à élevé pour deux des trois secteurs vitaux : eau, énergie, alimentation-environnement. Avec + 2 °C, ce sont 2,7 milliards de personnes qui seraient affectées, et vivant à plus de 90 % en Afrique et en Asie.

Question fort préoccupante, puisqu’elle détermine la marge de manœuvre qu’il reste à l’humanité : à quel moment le climat entrera-t-il dans la zone rouge ? Alors que les émissions de gaz à effet de serre sont reparties à la hausse depuis trois ans dans le monde, le rythme du réchauffement s’accélère, et, si la tendance se poursuit, la planète franchira les 1,5 °C en 2040, selon le Giec. Mais les évaluations varient, parce que les dynamiques actuelles, généralement aggravantes, prennent souvent les chercheurs à contre-pied. Pour l’Institut météorologique britannique (le Met Office), le franchissement pourrait déjà avoir lieu au milieu de la décennie prochaine !

Dès lors, la réponse à la seconde question est globalement pessimiste. « Il est encore possible d’un point de vue géophysique de contenir le réchauffement à 1,5 °C, explique Myles Allen, de l’université d’Oxford, qui organisait mi-septembre une grande conférence sur le sujet. Mais cela signifie qu’il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre de 20 % pour gagner 0,1 °C dans cette bataille ! Mais ce n’est pas la théorie qui déterminera les options, les politiques évalueront d’abord ce qui est praticable… »

La réponse ne réside en tout cas pas du côté de la technologie, insiste Michael Oppenheimer, de l’université Princeton. « C’est d’abord un défi de société : sommes-nous prêts à décarboner massivement notre économie ? Et surtout : les pays du Nord sont-ils disposés à modifier substantiellement leur mode de vie ? » Pour Simon Bullock, responsable de campagnes d’interpellation du réseau européen des Amis de la Terre, « c’est possible, bien sûr, si l’on comprend qu’il faut agir tout de suite et fort : plus besoin de débats pour s’en convaincre ».

La vertu principale de ce rapport du Giec, estime Lucile Dufour, est d’apparaître « comme la preuve scientifique définitive que la bataille de 1,5 °C est avant tout une question politique ». Avec des bénéfices attendus, s’il faut séduire du côté économique et social : limiter les émissions abaissera la pollution atmosphérique, cause de centaines de milliers de décès par an ; mettre le paquet sur l’isolation thermique des bâtiments et le basculement vers les énergies renouvelables fait miroiter la création de millions d’emplois durables, etc.

Le rapport du Giec tente de scénariser des trajectoires possibles vers le Graal 1,5 °C. La première étape consiste à inverser très rapidement la tendance actuelle, la hausse des émissions, pour les faire ensuite décroître drastiquement. Si les estimations varient quant au volume du « reste à émettre » (et donc au délai octroyé pour tenir l’objectif), une grande majorité s’accorde sur la nécessité absolue et prioritaire d’éradiquer, à terme rapproché, le charbon de la palette énergétique. C’est la source fossile la plus fortement émettrice de CO2 et encore la plus utilisée pour produire de l’électricité dans le monde.

La notion de neutralité carbone, consacrée pour la première fois comme objectif collectif à l’échelle internationale dans l’accord de Paris, devrait guider un bon nombre de décisions politiques. « Ce texte parle d’atteindre la neutralité carbone dans la seconde moitié du siècle, précise Lola Vallejo, directrice du programme climat de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Mais elle représente un moment dans l’action climatique, un point de passage, et pas une fin en soi. Nous ne devons pas arriver à la neutralité et nous arrêter là. » (Voir encadré ici)

L’objectif pourrait être définitivement hors de portée, selon certains scénarios moins volontaristes, si l’on n’a pas recours à des mécanismes d’absorption du CO2 émis dans l’atmosphère. Le plus acceptable consiste à planter de vastes forêts, qui feraient le travail pendant la période de croissance des arbres (1). À condition qu’elles restent sur pied et que les risques de conflits d’usage soient réduits, notamment pour les petits paysans des zones tropicales, que la disponibilité des terres et la vitesse de croissance de la végétation rendent favorables aux projets de forêts fixatrices de CO2. Variante : orienter l’agriculture vers des pratiques favorisant l’absorption de CO2. Là encore, rien ne dit que l’intérêt des populations locales, notamment leur autonomie alimentaire, ne pâtirait pas de cet objectif climatique présenté comme prioritaire. « Mais ces technologies ne sont pas la panacée, car elles sont encore balbutiantes, et il serait dangereux de ne se reposer que sur elles », prévient Lola Vallejo.

Et puis restent les fantasmes de la géo-ingénierie, qui font hurler les écologistes. Cette approche technocratique du problème climatique consiste à agir massivement sur des mécanismes naturels pour réduire les radiations solaires (réflecteurs spatiaux, formation de nuages par ensemencement de l’atmosphère, etc.) ou accélérer l’absorption du CO2 par les océans (en « engraissant » les micro-algues marines, en favorisant la formation de calcaire…). Parmi ces hypothèses d’apprentis sorciers, dont plusieurs n’ont connu que des expérimentations limitées et peu convaincantes, se détache l’épouvantail de l’époque : la capture et la séquestration du CO2 dans des couches géologiques profondes. Il s’agit de canaliser les émissions des centrales à charbon pour les injecter dans d’anciennes veines d’énergies fossiles vides. Cette technologie séduit par son potentiel théorique, mais elle n’est pas vraiment au point, et son coût la rend pour le moment hypothétique. Jusqu’à quand ? Certaines expérimentations, dans le Sahara algérien par exemple, ont montré que les veines de stockage pouvaient relarguer une partie du CO2 dans l’atmosphère : une bombe radicale léguée aux générations futures.

(1) À maturité, l’absorption (par la photosynthèse) et le rejet (par la « respiration ») du CO2 se compensent.

Écologie
Publié dans le dossier
Le climat n’attend plus les États
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