À bord de l’Aquarius : « Toutes ces paires d’yeux hagards dans la nuit… »

Infirmier chez Médecins sans frontières, François-Xavier Daoudal a passé trois semaines à bord de l’Aquarius en juin. Il raconte.

Ingrid Merckx  • 3 octobre 2018 abonné·es
À bord de l’Aquarius : « Toutes ces paires d’yeux hagards dans la nuit… »
© photo : Le 16 juin 2018, François-Xavier Daoudal sur l’Aquarius.Kenny Karpov/SOS Mediterranee//AFP

François-Xavier Daoudal, 39 ans, est infirmier depuis 2003. Il travaille au siège de MSF à Paris comme référent infirmier au département médical. En juin, MSF a connu un désistement sur l’Aquarius. Le 8 juin, il embarquait. Le 9, débutait le premier sauvetage : 629 rescapés à bord en quelques heures, quand le seuil de capacité prévu est de 500. Quatre jours plus tard, le bateau affrété par SOS Méditerranée se voyait refuser l’entrée des ports italiens et voguait vers Valence, puis Marseille. Trois équipages sont à bord : le premier, dépêché par SOS Méditerranée, compte des marins et des sauveteurs européens ainsi que des bénévoles. Le deuxième, c’est l’équipage MSF, soit une dizaine de personnes : logisticiens, infirmiers, médecins, sages-femmes, coordinateurs, communication. Le troisième est celui de l’armateur à qui SOS Méditerranée loue le bateau. Comme soignants, ils étaient quatre : deux médecins, une sage-femme et un infirmier.

Quand vous embarquez sur l’Aquarius le 8 juin, c’est la première fois que vous montez à bord ?

François-Xavier Daoudal : En effet. Et moins de 24 heures après avoir appareillé, on était déjà sollicités pour un sauvetage. Dans la nuit du 9 au 10, on a secouru d’abord deux bateaux gonflables avec 230 personnes. La première partie du sauvetage a commencé vers 21 h 30 et s’est terminée vers 1 heure du matin. On a appris deux jours plus tard qu’on n’avait pas récupéré tout le monde. Le plancher d’un des deux radeaux s’était effondré. Dans ce cas, les boudins se rapprochent, jetant à l’eau cinquante personnes. Deux corps ont été retrouvés.

En quoi consistent vos premiers gestes médicaux ?

Deux patients se sont effondrés sous le coup d’un arrêt respiratoire en arrivant. Mais, cette fois, on a eu peu de réanimations à faire. L’Aquarius ne va pas directement au contact des bateaux naufragés. Il s’arrête à environ 200 ou 300 mètres et envoie des pneumatiques à leur rencontre. S’ensuit un processus pour équiper les naufragés en gilets de sauvetage et les rassurer. Chaque geste compte pour que personne ne panique. Quand ils montent sur le pont, certains ont passé plusieurs heures dans l’eau et sont en état d’hypothermie, d’autres sont atteints de plaies particulières : des brûlures chimiques. En effet, quand les bateaux s’effondrent, cela écrase les réservoirs d’essence et le fond se remplit d’essence et d’eau de mer. Ce mélange produit un liquide très corrosif qui, si on y reste longtemps, provoque des brûlures. Accroupis sur les bateaux, les naufragés sont blessés aux jambes, aux mollets, aux cuisses et, en fonction du temps passé, à la zone urogénitale. Ce soir-là, 45 personnes ont eu besoin d’une douche d’eau douce en urgence pour arrêter l’effet corrosif : il faut rincer, rincer, rincer pendant une demi-heure avant de réaliser des pansements cutanés. Près de 20 personnes ont eu besoin de pansements quotidiens pendant leur séjour.

Quelle a été la deuxième opération de sauvetage cette nuit-là ?

C’est la marine italienne qui porte secours à la plupart des migrants qui arrivent en Europe par les côtes libyennes. Cette nuit-là, elle nous a demandé de prendre en charge des naufragés qu’elle venait de secourir. Vers 2 heures du matin a donc commencé le deuxième sauvetage, qui consistait en un transbordement de son navire au nôtre, lequel a accueilli 400 personnes supplémentaires. Elles sont arrivées sur des bateaux de 40 à 50 passagers. Ce sont des manœuvres délicates en pleine nuit : si l’un tombe entre les deux bateaux, c’est dramatique. Comme pour les premiers, on vérifie l’état de la peau, les urgences, les états de déshydratation et de fatigue.

Les rescapés arrivent dans un état de grand stress, comment leur expliquez-vous les soins dont ils ont besoin ?

Deux médiateurs culturels parlant arabe sont à nos côtés pour nous aider à leur expliquer. Mais les rescapés expriment peu de réticences. Quand ils montent, c’est un moment très fort : quand vous voyez toutes ces paires d’yeux hagards dans la nuit, ces gens qui ont été dans le doute de leur existence pendant plusieurs heures, qui ne savaient pas s’ils allaient s’en sortir, si on allait leur venir en aide… Ils montent épuisés, déshydratés, affamés. Certains tombent lorsqu’ils posent le pied sur le pont. C’est aussi un moment de grand effondrement. Ils portent des guenilles qu’on leur demande d’abandonner pour des raisons d’hygiène, pour éviter les parasites. Ils se déshabillent sans hésitation. Ils ne prennent pas le temps de vider leurs poches : ils n’ont rien. Ils jettent tous leurs vêtements et on leur donne des survêtements, des tee-shirts et des kits alimentaires.

Vous avez secouru 629 personnes cette nuit-là. Vous avez travaillé sans discontinuer ?

L’équipage a développé une expertise avec un système de quarts. On s’occupe des urgences vitales d’abord. Les femmes sont dans une pièce à part. La sage-femme présente était formée aux violences, notamment sexuelles, qu’il faut savoir identifier afin d’orienter les personnes vers des équipes médicales spécialisées à terre. Face à tant de monde, on utilise un système de bracelets : cas médicaux, bracelet blanc ; mineurs isolés, bracelet jaune, etc. Il y avait 88 femmes cette nuit-là et une douzaine d’enfants de moins de 5 ans. Les enfants sont dirigés vers un espace protégé à l’abri du soleil, du vent et de la pluie. Les hommes sont sur le pont. Il y avait des suspicions de grossesses post-viol et, sur les hommes, des atteintes sexuelles que je n’avais jamais rencontrées. En Libye, les naufragés étaient dans des centres de détention surchargés où, pour les soumettre et tenir les groupes, leurs tortionnaires ont pour habitude d’en prendre un au hasard et de l’humilier sexuellement devant les autres. C’est une pratique très organisée.

La plupart des migrants sauvés ce soir-là venaient des prisons libyennes ?

À 90 %. Il y a deux types de voyageurs. Certains ont donné de l’argent au début de leur voyage pour qu’on les conduise jusque sur l’embarcation prétendument pour l’Europe. Les autres, plus pauvres, voyagent de pays en pays et travaillent ici et là pour gagner de quoi payer l’étape suivante. Ceux-là arrivent en Libye avec rien et subissent d’autant plus la violence et l’exploitation. Les femmes sont dans des centres à part. Les hommes sont raflés dans la rue en Libye et placés dans des camps à l’abri des regards par des groupes indépendants. Beaucoup sont affamés pendant des semaines. On leur extorque un numéro de téléphone auquel envoyer une demande de rançon. Ensuite, ils sont emmenés dans des endroits où ils sont parfois tolérés, souvent traités comme des animaux. Quand ils ont travaillé à la hauteur du prix du billet pour le bateau, ils sont mis en contact avec des passeurs. Mais c’est à l’appréciation de celui qui les exploite. La plupart ont été cachés par des mafias locales dans des cours intérieures sans avoir le droit de sortir, sauf la nuit. À l’époque de Kadhafi, les Libyens avaient moins accès au haschisch et à l’alcool. Désormais, les hommes se mettent à boire et à fumer le soir en laissant les migrants sous la garde d’enfants soldats qui les provoquent jusqu’à ce que l’un se rebelle et soit maltraité devant les autres.

Combien de temps êtes-vous restés à bord ?

Trois semaines. Après ce fameux sauvetage, le bateau s’est rendu à Valence puis est retourné sur la zone de secours. Au bout de quelques jours, il fallait faire le plein de gazole, de kits alimentaires et de kits d’accueil et changer les équipages. S’est alors posée la question « où aller ? ». D’habitude, le bateau recharge à Catane, en Sicile. Sachant que nous avions de forts risques d’être immobilisés, nous avons fait route vers Marseille, où nous avons débarqué fin juin. Le bateau n’a pu en repartir qu’à la mi-août.

À quel moment avez-vous su que vous ne seriez plus les bienvenus dans les ports italiens ?

Une douzaine d’heures après le sauvetage du 9 juin, nous avons appris que Malte et la Sicile nous refuseraient l’accueil. On ne s’y attendait pas car, quelques heures plus tôt, c’était la marine italienne qui nous confiait des rescapés, ça n’était a priori pas pour que l’Italie refuse de les accueillir ensuite… On voit bien qu’il existe une instrumentalisation des migrants à des fins politiques (1). Jusqu’à présent, la coordination à Rome avait toujours donné les informations en temps et en heure. Le bateau s’est retrouvé bloqué en mer pour la première fois.

Il se dit que l’Aquarius pourrait en être à sa dernière mission. Qu’en pensez-vous ?

L’Aquarius est devenu le symbole d’une société civile qui déclare : « On ne peut pas laisser faire ! » Au mois de juin, l’Italie a poussé pour que la Libye soit dotée d’un centre de coordination des secours en mer (MRCC). Tous les moyens semblent bons pour réduire l’espace humanitaire et faire en sorte que les choses soient gérées par du personnel d’État et surtout pas par des ONG qui pourraient témoigner de ce qui se passe aux portes de l’Europe. Open Arms, Life Line… Tous les bateaux humanitaires ont arrêté les uns après les autres. L’Aquarius est le dernier affrété par une ONG en Méditerranée. S’il est arrêté, c’est sur les plages tunisiennes qu’il faudra compter pour évaluer l’efficacité des politiques européennes. En deux ans, l’Aquarius a secouru environ 30 000 personnes. Il n’y a plus guère que la marine italienne dans la zone de sauvetage. Des sauveteurs certes, mais qui n’ont ni les mêmes missions ni les mêmes autorités.

Avez-vous des précisions sur les tentatives de dissuasion des garde-côtes libyens ?

Un membre de SOS Méditerranée m’a raconté avoir essuyé des tirs des garde-côtes libyens. Vraisemblablement, ils ont tiré en l’air car aucun impact de balle n’a été retrouvé sur le bateau. Ils sont sous l’autorité de ceux qui les paient. Les passeurs ne sont pas des hommes isolés aux manières artisanales, mais des organisations structurées qui brassent beaucoup d’argent et rémunèrent leurs collaborateurs pour leur silence. La situation se tend de plus en plus. On est arrivé à des extrêmes aux frontières : les armes d’un côté, la pitié ou la demande d’humanité de l’autre, sans jamais considérer les migrants comme des sujets politiques.

Comment avez-vous vécu cette mission sur l’Aquarius ?

J’ai été très remué. Breton d’origine, je connais bien la mer mais ne l’avais jamais vue sous ce jour aussi mortel. Les naufragés ont vécu une violence particulière. Ils sont atteints de ce qu’on appelle le « syndrome d’Ulysse » : ils errent depuis plus d’un an, perpétuellement en mode survie. Ils sont très, très vulnérables.

Ces gens ne partent pas sur un coup de tête mais poussés par l’instinct de survie et les violences subies. C’est une nécessité pour nous, Européens, d’envisager leur accueil. On ne peut les laisser mourir devant nos portes. Certains vont rester. Quel avenir se prépare-t-on ? Il faut aussi arrêter de distinguer migrants économiques et migrants écologiques : ce sont les mêmes ! Quand il y a un stress d’accès à l’eau, à la nourriture ou à l’énergie, vous devenez nécessairement victime de violences et vous devenez un réfugié climatique. Ces gens quittent des pays dans lesquels les conditions d’une vie stable ne sont plus réunies. Si on me demande de retourner sur l’Aquarius, j’embarque aussitôt ! C’est tellement important, ce qui se fait à bord, que c’est un honneur d’y participer. L’accueil des migrants, c’est comme l’écologie, il y a un moment où il va falloir réfléchir tous ensemble à des solutions à la hauteur de nos valeurs sans étouffer les drames qui se déroulent en mer.

(1) « De l’État passoire à l’État passeur »

Société
Temps de lecture : 11 minutes

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