Climat : le temps d’agir

Les rassemblements du 13 octobre témoignent d’une forte mobilisation citoyenne pour contenir le réchauffement en dessous de la barre fatidique des 1,5 °C.

Vanina Delmas  • 16 octobre 2018 abonné·es
Climat : le temps d’agir
© photo : Karine Pierre / Hans Lucas

J ambes nues en octobre. Tu trouves ça normal ? » Avec des températures défiant les statistiques pour un 13 octobre dans toute la France (28,8 °C à Bordeaux, 26,3 °C à Calais, 27,2 °C à Paris – une première à cette période depuis 1921…), la question rhétorique brandie sur une pancarte lors de la marche pour le climat provoque un mélange de rire et colère. Mais pas de résignation. Ce drôle de ressenti a éclaté dans les quelque 80 rassemblements en France, en Belgique et en Suisse, réunissant près de 120 000 personnes selon les organisateurs.

À Paris, une vague de 14 500 personnes a déferlé dans les rues au rythme de la chanson « Fever ». Sur les banderoles, le constat de la catastrophe annoncée côtoie l’humour : « SOS des Terriens en détresse », « Les fossiles, c’est pour les dinosaures », « C’est la tarte qu’il faut flamber, pas la planète ! » Certains messages sont plus politiques : « Le capitalisme valorise la destruction », « Ce n’est pas au climat de changer mais à la société », « Pas de planète B »… Et les inondations qui ont touché l’Aude le lendemain de la marche, causant la mort de onze personnes, ne font que renforcer cette impression d’accumulation de dérèglements climatiques.

Si les foules sont moins grosses que le 8 septembre, au lendemain de la démission de Nicolas Hulot, la spontanéité des citoyens et des slogans, souvent griffonnés au feutre sur des bouts de carton, domine toujours. Cependant, la volonté d’organisation est visible, avec une tête de cortège animée sans relâche et la mobilisation d’organisations comme le WWF ou Alternatiba, derrière leurs bannières. Respectant le souhait des organisateurs de former une marche apolitique, les partis sont restés en fin de cortège. Quelques drapeaux EELV et Génération·s se distinguent. La France insoumise a généreusement distribué des dizaines de panonceaux portant des slogans climatiques et… le sigle du mouvement, qu’un certain nombre de manifestants prendront soin de déchirer pour esquiver la tentative de ­récupération. Mais, partout, un slogan semble plus fédérateur que les autres : « Il est encore temps ! »

En quelques jours seulement, l’aura optimiste de ces quatre mots les a rendus populaires. Le 8 octobre, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) publiait son rapport spécial sur la limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C. Les scientifiques concluent que cette ambition reste possible, à condition de changements « sans précédent ». Dans la foulée, une vidéo se propage sur les réseaux sociaux : elle rassemble 19 youtubeurs et Pablo Servigne, chercheur indépendant sur la collapsologie (1), et s’intitule justement « Il est encore temps ».

« Nous voulions apporter une réponse à ce rapport en affirmant qu’on peut agir pour changer le scénario des + 3 °C vers lequel on se dirige. Nous avons d’abord travaillé avec des créateurs vidéo parlant déjà d’écologie, comme Professeur Feuillage, Usul ou Osons causer, puis nous en avons contacté d’autres avec notre scénario », raconte Vincent Verzat, créateur de la chaîne Partager c’est sympa. Plus de 7,5 millions de vues. « Dans le monde des youtubeurs, c’est assez fort d’avoir réussi à rassembler ces filles et ces mecs qui, habituellement, font leurs vidéos dans leur coin, sans trop se soucier des autres », insiste Ludo, de la chaîne Osons causer.

Outre cette vidéo, une nouvelle version du site Internet ilestencoretemps.fr a vu le jour. « Le but est de réduire le sentiment d’être perdu et isolé face à l’immensité de la tâche », résume Elliot Lepers, militant écologiste et fondateur de l’ONG Le Mouvement. Il présente ce site comme un lieu de « concentration des actions réalisables par tous, sur le plan individuel ou collectif ». Vingt-cinq mobilisations sont détaillées, de l’Appel des coquelicots pour l’interdiction des pesticides de synthèse au blocage d’une mine de charbon en Allemagne, sans oublier les actes individuels : les Amap, le guide de l’électricité verte ou le Transiscope, qui cartographie les initiatives locales. « Nous assumons la place que nous accordons aux petits gestes. Nicolas Hulot a dénoncé les petits pas politiques, pas les gestes citoyens », précise Victor Vauquois, militant d’Alternatiba et membre de l’équipe Partager c’est sympa.

Le site a comptabilisé plus de 140 000 inscriptions en moins d’une semaine. Et les retombées sur les ONG et les luttes qui y sont présentes sont flagrantes : le site du Réseau action climat France (RAC) a enregistré ses meilleurs scores de fréquentation depuis sa création, et la pétition réclamant l’arrêt du projet de gigamine d’or en Guyane, portée par le collectif Or de question, a recueilli 60 000 signatures supplémentaires en un temps record.

La naissance d’« Il est encore temps » remonte au mois dernier. Lors de la dernière réunion de préparation de la marche parisienne du 8 septembre, personne ne semblait avoir pensé aux suites. « Les grosses structures ne sont pas habituées à réagir aux urgences, comme la démission de Nicolas Hulot ou l’organisation d’une marche spontanée. Avec Partager c’est sympa, nous avions déjà constitué un pôle de youtubeurs pour la vidéo “On déborde”, qui voulait donner corps à la révolte sociale de mai dernier, j’ai proposé d’utiliser cette force collective pour d’autres sujets, et celui du climat était parfait », raconte Victor Vauquois.

Un cri de ralliement salvateur pour tous ceux qui forment « une tribu, celle des vivants qui veulent le rester », comme le dit la vidéo. « Notre but est de mettre un coup de projecteur sur toutes les luttes environnementales du moment. La multitude des batailles à mener est à la fois la force et la faiblesse du mouvement écologiste. Tout le monde se dit qu’on a besoin d’une victoire rapidement, mais laquelle ? » poursuit Victor Vauquois. Les associations devront sûrement se remettre en cause, et dépasser leurs priorités respectives au nom de la transition qu’elles souhaitent. Mais, avant cette victoire globale, leurs différentes campagnes sont autant de chances de gonfler les rangs des citoyens engagés.

Ainsi, Attac et 350.org proposent aux 24 millions de détenteurs d’un livret de ­développement durable et solidaire d’interroger leur banque sur la réelle utilisation de leur argent. Les Amis de la Terre et Action non-violente-COP 21 (ANV-COP 21) ont lancé l’« opération mains rouges » : marquer à la peinture écarlate les agences de la Société générale et ainsi faire pression sur la banque française pour qu’elle abandonne sa participation au financement du terminal d’exportation de gaz de schiste Rio Grande LNG, au Texas.

« Dans ce contexte d’urgence climatique, ce mouvement radical et populaire doit développer sa deuxième jambe : la désobéissance civile. Nous proposons, mais nous devons aussi nous opposer. Et il faut que de plus en plus de personnes se sentent légitimes à désobéir, notamment pour dénoncer les investissements massifs dans les gisements d’énergies fossiles », indique Marion Esnault, porte-parole d’Alternatiba.

Un contre-pouvoir citoyen visant à se développer sur divers modes d’action, mais aussi à plusieurs échelles : du global au local. À Lyon, la marche s’est transformée en siège de la Métropole pour cibler les élus locaux. À Bordeaux, les organisateurs ont remis symboliquement le rapport du Giec à Anne Walryck, adjointe au maire en charge du développement durable. Puis les manifestants ont effectué un tree hug (enlacement d’un arbre) collectif pour dénoncer le projet d’abattage des marronniers de la place Gambetta.

À l’arrivée sur la place de la République à Paris, les prises de parole de scientifiques engagés dans les luttes citoyennes se sont enchaînées. Coprésidente d’un des trois groupes de travail du Giec, Valérie Masson-Delmotte a exposé les grandes lignes du rapport sur les conditions du maintien à 1,5 °C de l’augmentation des températures planétaires. « Ce n’est un rapport ni d’espoir ni de désespoir. Merci de le diffuser au maximum car chaque geste, chaque année, chaque décision compte ! C’est un enjeu de solidarité entre les générations », a-t-elle conclu. Xavier Capet, océanographe à l’Institut Pierre-Simon-Laplace, relativise le désarroi pouvant paralyser l’action citoyenne : « Je ne pense pas que ce soit l’ampleur de la tâche qui nous inquiète le plus. La source profonde d’inquiétude réside dans la question en creux du rapport du Giec : quel niveau de priorité les décideurs sont-ils prêts à mettre sur la question climatique ? » Quant à Fabrice Flipo, philosophe des sciences, il a doucement harangué la foule, en évoquant l’un des freins à la mobilisation massive tant espérée : la contradiction entre les différentes luttes. « Il faut des histoires qui parlent à tous, et trouver une manière d’écrire l’histoire en commun », sous-entendu pour contrecarrer le récit capitaliste omnipotent, moteur du dérèglement climatique.

C’est ce que tentent de faire les vidéastes, les activistes ainsi que tous les participants à ces actions. « Il est encore temps » incarne la réaction d’une génération qui parvient à mêler numérique, politique et mobilisations physiques, avec l’ambition assumée d’occuper l’espace médiatique ces prochaines semaines, au moins jusqu’à la COP 24, du 3 au 14 décembre, à Katowice, en Pologne.

Écologie
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