Drogues : les risques de l’interdiction
Alexandre Marchant s’est attelé à une monumentale histoire de la prohibition des stupéfiants depuis 1945. Une lutte inefficace et dangereuse.
dans l’hebdo N° 1522 Acheter ce numéro
L’hiver dernier paraissait une somme relatant la « catastrophe invisible » et ce « fait social majeur » que furent la diffusion et la consommation massive d’héroïne durant les dernières décennies, un peu partout dans le monde, notamment en France (1). Un collectif de sociologues, d’historiens, de militants associatifs ou d’ethnologues documentait l’« hécatombe » entraînée par cette consommation, notamment dans les quartiers populaires. Un drame dû à la fois à la politique répressive de « guerre à la drogue » et à l’incurie des pouvoirs publics en matière de soins, du moins jusqu’à l’épidémie de sida, conséquences du « régime prohibitionniste » mondial. Parmi ces chercheurs, l’historien Alexandre Marchant travaillait en parallèle à l’essai qui paraît aujourd’hui sur l’histoire de la prohibition, depuis 1945, de tous les produits considérés comme stupéfiants et interdits dans ce cadre.
Bien que privilégiant le contexte hexagonal, l’auteur appréhende de façon globale nombre d’aspects de la « diffusion des produits et des usages », soulignant la « régulation traditionnelle de l’offre de stupéfiants » dans un marché certes illicite mais classiquement capitalistique. Trop souvent, toutefois, il emploie le substantif « drogue » au singulier, réducteur et idéologique puisqu’il désigne uniquement les psychotropes interdits par les conventions internationales, excluant ainsi tabac, alcool ou médicaments, souvent désignés comme « drogues occidentales ». Maladresse qui n’empêche pas la justesse de l’analyse quant à l’« impossibilité » (ou l’absurdité) de l’objectif recherché par le régime juridique répressif qui encadre tous les psychotropes en question : « Considérée comme une substance dangereuse, la drogue a inspiré une prohibition comparable à celle qui frappa l’alcool aux États-Unis entre 1919 et 1933. »
Avec le « succès » que l’on sait, notamment le développement exponentiel des mafias, de la violence et de la corruption, gangrenant l’ensemble de la société américaine au plus profond d’elle-même… jusqu’à contraindre les pouvoirs publics à revenir sur cette mesure. Les conséquences en termes de trafic et de violence sont évidemment les mêmes avec la prohibition des drogues, mais la longévité de celle-ci a permis aux organisations criminelles de devenir redoutables, immensément riches et puissantes, jusqu’à déstabiliser des États et des économies entières.
Mais ce livre ne se limite pas à la seule question du trafic et s’intéresse aussi aux mondes des usagers, comme les « scènes ouvertes » de consommation dans les rues, par exemple. Il montre aussi l’importance de la réduction des risques comme changement dans l’approche des consommateurs par l’État ou les soignants. Et il souligne surtout l’inadaptation de la prohibition aussi bien pour « régir la demande » que pour « tarir l’offre ». Ne serait-il pas temps de changer de modèle ?
(1) La Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne, Anne Coppel, Michel Kokoreff et Michel Peraldi (dir.), Amsterdam. Cf. Politis du 22 mars 2018.
L’Impossible Prohibition. Drogues et toxicomanie en France (1945-2017) Alexandre Marchant, éd. Perrin, 596 pages, 27 euros.