Éric Sadin : « Une liquidation du politique »
Le philosophe Éric Sadin observe, avec le développement de l’intelligence artificielle, une « mise au ban de l’humain », par et pour l’industrie du numérique.
dans l’hebdo N° 1524 Acheter ce numéro
Entre les louanges béates d’une intelligence artificielle « prométhéenne » et la peur aveugle d’une prise de contrôle des robots sur le monde, le débat sur les progrès fulgurants du numérique ne permet pas de penser la véritable nature des changements qui s’esquissent, estime Éric Sadin dans son dernier livre, L’Intelligence artificielle, ou l’enjeu du siècle. En confiant à des machines aux capacités décuplées le rôle d’administrer nos vies, on abandonne notre subjectivité, écrit le philosophe. D’où l’urgence d’entrer dans le « conflit des rationalités », pour ne pas laisser les industriels seuls arbitres dans ce tournant civilisationnel.
Vous estimez que l’expression même d’« intelligence artificielle » (ou IA) doit être questionnée. Pourquoi ?
Éric Sadin : L’intelligence artificielle s’inspire du modèle neuronal. Nombre de labos de recherche s’y intéressent aujourd’hui. Ils réactualisent l’ambition de la cybernétique, à l’œuvre il y a cinquante ans, qui a vainement cherché à dupliquer le cerveau humain. Cette volonté, réapparue à la fin des années 2000, se fonde sur des principes extrêmement schématiques qui ne correspondent en aucune manière à l’infinie complexité de notre cerveau et à notre appréhension multisensorielle du réel, qui est permise à travers le corps. C’est pourquoi il ne faut pas nous laisser abuser par ce « neurolexique » qui s’est imposé. Il ne s’agit aucunement d’intelligence artificielle. Nous avons plus exactement affaire à un mode de rationalité extrêmement restreint, fondé sur la volonté d’optimiser toute situation, de satisfaire des intérêts économiques et d’instaurer un utilitarisme généralisé.
Ce qui apparaît, dites-vous, ce sont en réalité des outils qui servent à « énoncer la vérité » de manière automatique…
Oui, l’« intelligence artificielle » est une puissance d’expertise qui ne cesse de se perfectionner grâce au machine learning. Nous avons affaire à une technique qui est capable d’interpréter des états de fait, dont certains étaient ignorés de notre conscience, à des vitesses infiniment supérieures à nos capacités cognitives.
Autrement dit, nous avons érigé une technique qui nous « dévoile » la vérité des choses en vue de nous enjoindre d’agir de telle ou telle manière. C’est le cas par exemple avec les systèmes de recrutement automatisés, avec des « chatbot » qui dialoguent avec des candidats et les sélectionnent. Dorénavant une technologie revêt une dimension injonctive. Il s’agit là d’un phénomène anthropologique sans précédent dans la mesure où c’est la figure humaine qui est appelée à être redéfinie. Notre droit à nous déterminer librement, en conscience, et en fonction de notre autonomie de jugement.
La caractéristique de ces technologies est donc selon vous de « mettre au ban l’homme ». Comment ?
Nous assistons à la marginalisation de l’évaluation humaine. Dans la médecine, un champ qui doit prétendument profiter des avancées de l’intelligence artificielle, le diagnostic du médecin, avec son appréhension sensible des choses, est appelé à être progressivement marginalisé par des systèmes. Là encore, il ne faut pas nous laisser abuser par la fable de la « complémentarité homme-machine ». En réalité, ces mêmes systèmes de diagnostic automatisé sont, depuis peu, dotés de la faculté de prescription en vue de vendre des mots-clés à l’industrie pharmaceutique. Car l’industrie du numérique entend faire main basse sur le domaine de la santé. Il serait temps d’aller voir, au-delà des techno-discours, l’étendue des conséquences collatérales induites par l’usage progressif de l’IA dans la médecine.
Nous assistons à une mise au ban de l’humain en tant qu’être agissant, capable d’évaluer les choses, au profit de systèmes qui dessinent le meilleur cadre supposé du cours de nos existences. La smart city, par exemple, marginalise tout projet concerté au profit de systèmes qui encadrent notre quotidien dans les espaces urbains. Ce sont les signaux qui régissent les situations, d’après des logiques visant la plus grande perfection et instaurant une vision hygiéniste de la société.
En cela, ce dessaisissement de l’autonomie de notre faculté de jugement et de notre capacité à nous prononcer en conscience, entraîne une liquidation du politique. Celui qui suppose d’engager des projets dans l’incertitude, après conflit et délibération. C’est l’expression de la pluralité humaine qui se trouve évacuée, laissant place à des modes automatisés d’organisation répondant à des intérêts et visant un strict utilitarisme.
Vous écrivez même que « la société est en train de disparaître »…
Oui, cela fait écho à la fameuse formule de Margaret Thatcher, qui, il y a trente ans, avait affirmé qu’« il n’y a pas de société » (« There is no such thing as society »). Aujourd’hui, la société, en tant qu’une multitude de subjectivités s’exprimant au sein d’un ensemble commun qui appelle le débat, l’expression de la divergence et l’expérimentation, est appelée à se dissoudre au profit de modes d’organisation déterminés par des intérêts privés et des objectifs d’optimisation, incarnés dans des systèmes qui orientent l’action. C’est la vitalité de la société qui est en train d’être tétanisée.
Qui est derrière cette « main invisible automatisée » ?
D’abord le monde industriel, qui a su s’inféoder les chercheurs et le monde techno-scientifique. Car aujourd’hui la technique, en tant que champ de recherche relativement autonome fait d’une pluralité de personnes mues par des tropismes divers, n’existe plus. Le monde de la recherche se trouve soumis à de stricts intérêts économiques et ne fait que répondre à des cahiers des charges définis par les départements de marketing. Seul demeure le « techno-économique ». Ce sont alors des formes historiques de pluralité qui se trouvent évacuées.
Il faut saisir le projet majeur visé par l’industrie du numérique. Elle entend instaurer une « relation client » ininterrompue avec les individus grâce à des systèmes d’intelligence artificielle permettant, en toute occasion, de suggérer des produits et des services supposés appropriés à chacun d’entre nous. Ce modèle entraîne une marchandisation intégrale de la vie.
Le drame, c’est que les régimes sociaux-libéraux, au nom de la croissance, soutiennent ces logiques, dans un aveuglement coupable à l’égard de toutes les conséquences sociales, politiques et civilisationnelles.
Comment devrions-nous réagir ?
Il faut d’abord contredire les techno-discours qui s’imposent comme des vérités. C’est pourquoi nous devons faire remonter des témoignages émanant de la réalité du terrain, là où ces systèmes opèrent, sur les lieux de travail, dans les écoles, les hôpitaux… Il convient tout autant de manifester notre refus à l’égard de certains dispositifs lorsque nous estimons qu’ils bafouent notre intégrité et notre dignité. Il nous revient encore de faire valoir d’autres modes d’existence que ceux fondés sur la volonté de tout optimiser et marchandiser. Célébrons la pluralité humaine, qui conditionne le politique selon Hannah Arendt.
Emmanuel Macron veut nous faire croire que la loi nous préservera de certaines déviances de l’industrie du numérique. Quelle blague ! La loi soutient puissamment ces logiques. Il nous reste alors, et plus que jamais, à faire nous-mêmes œuvre de politique.
Pourquoi estimez-vous que le débat éthique sur la protection des données personnelles est piégé ?
Car il revêt le grand défaut de faire écran à des enjeux au moins aussi décisifs. On se focalise sur la question des données personnelles, qui certes représente un enjeu d’importance, mais qui reste limitée au primat de la liberté personnelle. Jamais on ne se soucie de la préservation de notre liberté dans le cadre de la vie en commun et des nouvelles structures asymétriques de pouvoir qu’entraîne l’usage de l’IA, dans le management par exemple. En cela, nous vivons une faillite de la conscience. Quid du libre exercice de notre faculté de jugement, du déni de notre sensibilité et de notre faillibilité, du respect de la pluralité humaine ? Ce sont là des questions d’ordre civilisationnel auxquelles nous devrions nous confronter sans attendre.
L’industrie du numérique a néanmoins la grande force de se fonder sur des changements confortables, qui épousent les usages et une soif consumériste. Comment lutter ?
En effet, elle sait très bien jouer de la séduction. Or, les principes juridico-politiques qui nous fondent depuis des siècles sont en passe d’être éradiqués à grande vitesse. Allons-nous accepter sans réagir ce dessaisissement de notre droit naturel à nous prononcer librement quant à la conduite de nos existences individuelles et collectives ? Cette démission constituerait une lourde faute, notamment à l’égard des générations suivantes.
Contre cet assaut antihumaniste, je crois qu’il faut dorénavant faire prévaloir une équation simple mais intangible : plus on compte nous dessaisir de notre pouvoir d’agir, plus il convient d’être agissant. C’est notamment ce principe qui a déterminé l’écriture de mon livre.
Éric Sadin Philosophe.
L’Intelligence artificielle, ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical, Éric Sadin, L’Échappée, 304 pages, 18 euros.