« Girl », de Lukas Dhont : Être en harmonie
Girl, de Lukas Dhont, Caméra d’or à Cannes, met en scène une adolescente, élève de danse classique, en phase de transformation de garçon à fille.
dans l’hebdo N° 1522 Acheter ce numéro
De bon matin, Lara, 15 ans, est réveillée par son petit frère. Premier geste accompli une fois debout : un grand écart. Tout est dans ces premières images. La signification immédiate, d’abord : Lara se destine à la danse. Le sens métaphorique, ensuite : parce que Lara, il y a peu, s’appelait Victor. Et, ici et là, les efforts douloureux.
Girl est l’histoire d’une transformation. Plus exactement, la chronique d’une mise en adéquation entre la personne que Lara se sent être et celle à qui elle ressemble. Il n’y a pas de doute pour elle : elle est de sexe féminin. Seulement, la métamorphose lui semble trop lente. Elle a entamé une prise d’hormones. Mais l’opération lui permettant de changer d’organes sexuels ne pourra être effectuée que deux ans plus tard. Même si le psychologue qui la suit lui affirme qu’à ses yeux Lara est d’ores et déjà une fille, celle-ci n’est pas d’accord.
Lara vit avec son père, Mathias, et, donc, son frère. La petite famille a déménagé pour se rapprocher de l’école de danse classique où Lara a pu s’inscrire avec les filles. L’adolescente est accompagnée, soutenue dans sa démarche par un père aimant. Le cinéaste écarte ainsi le récit d’un combat contre la famille, qui n’est pas son sujet. Mais garde tous ceux qui l’intéressent.
Ainsi la lutte avec son propre corps. Du passage du masculin au féminin ou de la danse à haute dose, quelle est la plus grande violence que Lara se fait à elle-même ? D’un côté, elle ne se ménage pas. Par exemple, on la voit faire un trou dans le lobe de ses oreilles sans préparation, d’un geste sec, en accrochant ses boucles. De même, pour que ses organes génitaux masculins ne soient pas visibles, elle les plaque sous du sparadrap qui irrite sa peau et déclenche des infections. D’un autre côté, n’ayant pas bénéficié comme les petites filles de l’apprentissage progressif des pointes, Lara a les pieds en sang après les répétitions. Elle souffre le martyre, pousse ses capacités de résistance à bout. « Tu ne te facilites pas la tâche », lui dit l’un de ses médecins. Mais on devine que, pour elle, exceller comme danseuse revient à exprimer sa féminité dans toute son harmonie et sa vigueur.
Ce à quoi doit se confronter Lara, c’est aussi les regards posés sur elle. Ses camarades ballerines savent quelle est sa particularité, mais aucune ne la considère comme un garçon. Elle est, au pire, un phénomène avec qui, lors d’une soirée, on s’amuse avec cruauté en lui demandant de montrer son sexe. En revanche, ce qui se lit sur leur visage quand Lara progresse et intègre les figures principales d’un spectacle à venir, c’est la banale jalousie que ces jeunes filles éprouvent les unes envers les autres.
Le regard des autres n’est donc pas le seul à devoir être affronté. D’autant qu’il est parfois valorisant : quand Lara s’entend dire à l’école de son petit frère, où on ne la connaît pas, qu’elle est sa « grande sœur ». « Essaie de ne pas trop te fixer sur ton apparence », lui dit-on. Plus facile à dire qu’à faire, surtout à l’âge de Lara. Sa pleine affirmation de son identité de « girl » bute cependant sur le fait qu’elle n’a pas les « bons » organes génitaux. Lara se bat ainsi contre son corps, contre les autres, mais aussi contre elle-même.
« Je ne veux pas être un exemple, je veux juste être une fille », répond-elle à son père quand celui-ci lui dit son admiration devant son courage. C’est l’une des plus belles reparties de ce film éminemment sensible et empathique, Caméra d’or au dernier Festival de Cannes, réalisé par un jeune homme de 26 ans, Lukas Dhont, né à Gand, dans la Flandre belge, qui ne croit pas indispensable de « mettre en avant » son talent pour toucher juste. Il est aidé en cela par d’excellents comédiens, en particulier Arieh Worthalter, dans ce rôle de père si touchant, et bien sûr Victor Polster, formidable Lara, jeune danseur bruxellois dont ce sont ici les débuts au cinéma. On n’oubliera pas de sitôt la subtilité de ses expressions, son port de tête et la détermination qui émane de lui. Le cinéma est parfois miraculeux.
Girl, Lukas Dhont, 1 h 45.