Jean Jouzel : « Trouver une traduction politique aux mobilisations »
Le sentiment d’urgence grandit dans la société, mais il ne suffit pas pour peser sur l’action publique, estime Jean Jouzel.
dans l’hebdo N° 1523 Acheter ce numéro
Le glaciologue Jean Jouzel a été plusieurs fois distingué au niveau national comme international pour des travaux qui ont contribué à nourrir la science du climat. Peu enclin à se mettre en avant, il est devenu, à son corps défendant, un « grand témoin » de notre époque. En particulier, il a contribué à populariser en France les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), dont il a été vice-président de 2002 à 2015, époque décisive qui a vu définitivement reconnaître la responsabilité des activités humaines dans la dérive climatique planétaire. Nous l’avons rencontré samedi 13 octobre au sein de la marche pour le climat organisée à Paris.
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En quoi est-il important pour un chercheur comme vous de participer à cette marche pour le climat ?
Jean Jouzel : Il y a une urgence, c’est l’évidence. Certes, je suis scientifique avant tout. Mais je crois qu’il est de notre devoir, cela fait partie de notre travail, de témoigner de la réalité du réchauffement climatique, de l’urgence et de la nécessité que chacun s’engage, aussi bien à titre individuel et dans sa vie de tous les jours que dans ses activités professionnelles. Cette marche est un signe de prise de conscience. C’est réellement à travers ce type de manifestation que nous percevons l’intérêt et la sensibilisation de beaucoup d’entre nous au problème du réchauffement climatique. Je suis persuadé que les personnes qui sont ici sont convaincues de l’urgence de l’action.
Bien sûr, il ne s’agit pas de se focaliser sur le nombre de personnes présentes, près de 15 000 aujourd’hui à Paris. L’idée, c’est de parvenir à mettre le problème du réchauffement climatique sur la place publique. Je souhaiterais pour ce qui me concerne, avec Pierre Larrouturou (1), qu’il soit également au cœur d’un projet européen.
Cela fait longtemps que vous contribuez à alimenter des études climatiques et que vous accompagnez l’évolution des politiques et de l’opinion. Diriez-vous que la prise de conscience a franchi un vrai cap ?
La prise de conscience s’est clairement élargie. Je le vois à l’implication de couches de la population qui n’étaient jusque-là pas sensibles à ce problème. Mais je me pose la question : est-ce suffisant pour que cela se traduise véritablement par des décisions politiques ? Certes, nous avons vu adopter des textes tout à fait remarquables, comme l’accord de Paris, qui reconnaît d’ailleurs ses propres limites. Au niveau français, il y a la loi de transition énergétique pour la croissance verte. Mais le problème auquel nous faisons face, c’est que les objectifs inscrits dans l’accord de Paris – la limitation du réchauffement à 2 °C, voire 1,5 °C seulement – ne sont pas du tout en ligne de mire : dans l’état actuel des choses, nous allons plutôt vers 3 °C, voire 3,5 °C. Et pour la France, alors que nous espérions voir les émissions de gaz à effet de serre diminuer rapidement, nous avons observé une augmentation entre 2016 et 2017…
Nous voyons bien qu’un fossé se crée peu à peu entre les textes, qui s’appuient sur le constat de la communauté scientifique, et la réalité quotidienne, qui nous mène irrémédiablement à la catastrophe, c’est-à-dire un réchauffement supérieur à 3 °C dans la seconde partie de ce siècle si nous ne changeons pas notre mode de développement.
Avez-vous le sentiment que les mobilisations citoyennes pourraient être un facteur déterminant, à ce point de stagnation des décisions politiques ?
Oui, mais ça ne sera le cas que si elles parviennent à trouver une traduction dans les urnes, la difficulté est bien là. Cette ambition concerne aussi le niveau européen bien sûr, et les prochaines élections nous diront si les choses avancent à cet échelon, car il n’y a pas, pour le moment, de porteurs de cette cause suffisamment affirmés. Alors oui, les mobilisations de citoyens sont une étape importante, mais il faut qu’elles trouvent une traduction politique auprès de nos élus, au niveau des communes, des métropoles, des communautés de communes, et bien sûr de nos représentants à l’Assemblée nationale et au Sénat, pour qu’ils en tiennent réellement compte dans les lois qu’ils proposent et dans leur action de chaque jour.
(1) Jean Jouzel et Pierre Larrouturou sont engagés dans un appel européen pour mettre la finance au service de la lutte pour le climat.