Le climat n’attend plus les États
Limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C : une bataille quasi perdue, montrent les experts scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), dont le rapport spécial est attendu le 8 octobre. Ce nouveau signe de l’échec des gouvernements intensifie les mobilisations au sein de la société civile. ONG, associations, réseaux, villes, régions et entreprises se donnent des objectifs concrets de réduction des émissions de carbone.
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Septembre, mois de récolte pour les records climatiques. Les instituts météorologiques calculent le nombre de journées de canicule estivale, la superficie de banquise fondue, l’intensité des épisodes de pluies diluviennes. Et, comme chaque année depuis plus d’une décennie, les superlatifs tombent. En France, on vient d’enregistrer le deuxième été le plus chaud depuis 1900, après celui de 2003, qui avait provoqué le décès prématuré de quelque 15 000 personnes. Le mercure a escaladé des sommets : plus de 51 °C à Ouargla en Algérie, 33 °C au nord du cercle polaire en Norvège, 25 °C en mer Baltique – une baignoire tropicale. À Oman, dans la ville de Quriyat, la température n’est pas descendue au-dessous de 42,6 °C pendant 24 heures d’affilée, épisode inédit dans les registres planétaires. Une plaque de glace vaste comme un département français s’est détachée de la banquise antarctique, le plus gros iceberg jamais observé. Mousson exceptionnelle en Inde, pluies torrentielles au Japon, incendies incontrôlables en Californie, au Portugal, en Grèce mais aussi en Suède.
C’est sur ce furieux décor climatique que se prépare la divulgation, le 8 octobre, du rapport spécial du Giec sur les conditions d’une limitation à 1,5 °C du réchauffement planétaire moyen. L’attention se concentre notamment sur la « synthèse à l’attention des décideurs », le chapitre politique, dont chaque virgule aura été pesée par les délégués gouvernementaux de près de 200 pays. Les arrondis diplomatiques, destinés à ménager les intérêts et les susceptibilités des États, ne masqueront pas l’implacable fond scientifique : l’objectif de 1,5 °C est devenu une chimère historique.
Neutralité carbone : idéal ou alibi ?
L’accord de Paris, issu de la COP 21, a scellé la neutralité carbone comme l’objectif idéal à atteindre au niveau international dans la seconde moitié du siècle. Lors de la présentation du plan climat en juillet 2017, Nicolas Hulot, encore ministre de la Transition écologique, l’a inscrite comme objectif atteignable dès 2050 pour la France. Idem pour un agglomérat de 25 villes (Buenos Aires, Paris, Dakar, Caracas, Le Cap…). Quant à la Californie, elle vise à y parvenir en 2045.
La neutralité carbone apparaît comme la voie royale pour accomplir sa part de la tâche dans la lutte contre le réchauffement climatique. Dans une étude publiée en septembre 2018, intitulée La Neutralité carbone, défis d’une ambition planétaire, l’Iddri montre que cette notion est un excellent « attracteur politique » et permet un langage commun à travers les pays et les échelles. « Cette notion capte les imaginations et permet de se réclamer d’une action climatique ambitieuse, donc utile. Néanmoins, la priorité doit rester la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre », souligne Lola Vallejo, directrice du programme climat de l’Iddri.
La neutralité carbone est un moment où les gaz à effet de serre émis par l’activité humaine sont équilibrés avec ce qui est capté de façon naturelle par les écosystèmes (les océans, les sols, les forêts…) ou par des technologies de captage et stockage des gaz (lire pages suivantes). « Nous pouvons imaginer un monde où certains pays restent des émetteurs nets tandis que d’autres deviennent des puits nets. Par exemple, la Suède a déjà atteint la neutralité carbone car elle compense ses émissions grâce à ses nombreuses forêts. Mais cela ne lui permet pas de faire l’économie d’une réduction de ses émissions », poursuit Lola Vallejo.
Vanina Delmas
« Pour la deuxième année de suite, les émissions de CO2 françaises ont dépassé – de près de 7 % – l’objectif de réduction adopté par le gouvernement lors de l’accord de Paris à la COP 21 de 2015 », explique Lucile Dufour, qui suit les négociations climatiques internationales au Réseau action climat (RAC). De fait, aucun des pays de l’Union européenne ne tient ses engagements, souligne l’ONG Climate Action Network.
Depuis plusieurs années, la société civile ne mise plus sur un sursaut de la communauté internationale des États pour enrayer la dérive climatique. Les marches de septembre, rendez-vous annuel des militants climatiques, ont connu une audience particulière cette année en France avec la démission de Nicolas Hulot, ministre de l’Écologie, sanctionnant la faiblesse de l’action gouvernementale : 130 000 personnes dans la rue en France. Et le mouvement veut se poursuivre (1) : le 13 octobre, 24 villes marcheront à nouveau « pour le climat ».
Les interpellations se multiplient dans tous les milieux. Après l’appel de 200 artistes et personnalités le mois dernier, 700 scientifiques français somment les décideurs de sortir de l’« incantation » pour passer aux actes « vers une société sans carbone ». Et les mobilisations s’intensifient au sein des mouvements citoyens, des collectivités et même du monde économique.
Les 6 et 7 octobre, Bayonne accueille l’arrivée du Tour Alternatiba. Ce périple cycliste pour le climat, démarré le 9 juin à Paris, aura parcouru 5 800 kilomètres en 200 étapes en France et dans les pays limitrophes pour promouvoir les alternatives (sobriété énergétique, transports doux, etc.) et la résistance non-violente aux projets climaticides : nouveaux forages pétroliers, financement de centrales au charbon, etc. Dans ce sillage, les réseaux Action non-violente COP 21, Attac et Amis de la Terre mènent depuis le mois d’août une vague d’actions contre des agences de la Société générale, banque toujours impliquée dans le financement de projets à énergies fossiles.
Depuis la première édition, en 2015, le tour Alternatiba aura touché près de 800 000 personnes. Et Bayonne en attend 30 000 pour deux journées d’un vaste Village des alternatives (2), qui se clôturera par un manifeste invitant à se réunir localement pour engager une métamorphose climatique à partir des territoires. « On ne peut plus attendre que les dirigeants soient à un rendez-vous historique auquel ils font faux bond depuis plus de trente ans maintenant », justifie Txetx Etcheverry, l’un des organisateurs de la rencontre de Bayonne.
Les autorités locales sont souvent plus réceptives que les gouvernements face aux préoccupations climatiques de leurs administrés. Aux États-Unis, des villes et des États ont adopté des plans climat ambitieux, alors que Washington s’est distingué, ces quinze dernières années, par le retrait du protocole de Kyoto puis de l’accord de Paris. Mi-septembre, plus de 4 000 acteurs non étatiques, élus, organisations citoyennes et entreprises du monde entier, se sont ainsi retrouvés à San Francisco à l’occasion d’un sommet mondial « pour l’action climatique ». La Californie (39 millions d’habitants) vise 2045 pour produire 100 % de son électricité à partir de sources renouvelables et parvenir à une économie neutre en carbone. Les maires de New York et de Londres ont lancé un appel au désinvestissement des énergies fossiles. Et le Parlement irlandais a voté un engagement similaire.
« Ces initiatives impliquent plusieurs dizaines de millions d’administrés, on approche d’un point de bascule », se convainc Nicolas Haeringer, qui coordonne la branche française de 350.org, réseau en campagne sur cet axe : « Il s’agit de couper le plus rapidement possible les robinets financiers qui maintiennent les fossiles à flot. »
De puissants acteurs économiques bougent également, pas forcément par opportunisme. « Le monde des affaires redoute plus que tout l’incertitude, commente un observateur. Les investisseurs ont besoin d’horizons visibles. » Ainsi, face aux tergiversations des États sur la fixation d’une taxe sur les émissions de carbone, plusieurs entreprises dont le modèle économique est très dépendant du coût de l’énergie ont pris les devants. Le réseau RE100 regroupe aujourd’hui 152 entreprises, généralement de taille mondiale (Axa, Apple, Crédit agricole, Coca-Cola, Facebook, General Motors, Google, Ikea, Microsoft, Nike, Wal-Mart…), engagées, à échéance de dix à vingt-cinq ans, à passer à 100 % d’électricité (voire d’énergie) renouvelable dans tout ou partie de leurs activités dans le monde.
Greenpeace a lancé en 2010 un palmarès qui révèle une réorientation spectaculaire du secteur numérique, dont les serveurs sont très énergivores. Google annonce être parvenu, l’an dernier, à verdir 100 % de sa consommation d’électricité, finançant même la construction de parcs éoliens pour sécuriser ses approvisionnements. Apple et Facebook suivent de près. Si ces mastodontes affichent d’abord des motivations économiques (minimiser le coût de la transition énergétique), ils soignent aussi leur réputation, notamment auprès des jeunes. Par ailleurs, leurs décisions ont des répercussions sur leurs partenaires, qu’ils invitent à leur emboîter le pas. De puissants leviers qui influencent jusqu’aux autorités locales. Duke Energy, principal électricien de Caroline du Nord, a fini par se détourner des fossiles sous la pression d’entreprises du numérique. En 2013, Facebook a choisi l’Iowa, favorable aux énergies renouvelables, pour installer une partie de ses équipements, au détriment du Nebraska voisin. Dont les autorités ont, depuis, révisé leur politique énergétique.
(1) Ilestencoretemps.fr
(2) Voir Alternatiba.eu