Leçon de choses acrobatique
Dans Compost, leur première création, Abby Neuberger et Luca Bernini font du « main à main » un outil d’exploration du paysage. Et de l’Autre.
dans l’hebdo N° 1524 Acheter ce numéro
Lorsqu’ils émergent des hautes herbes qui recouvraient leurs corps allongés, Abby Neuberger et Luca Bernini semblent débarquer de très loin. D’un monde sans terre ni verdure. Sans insectes ni oiseaux. À plusieurs mètres l’un de l’autre, ils tâtonnent comme après un trop long sommeil. Ils cherchent, dirait-on, à trouver dans le ciel et sur le sol quelques repères. On pense aux Dormants d’Éphèse, dont la légende dit qu’ils ont fui une société oppressive en sommeillant dans une grotte, avant de se réveiller trois siècles plus tard pour constater la disparition de leur monde, et l’existence de nouvelles croyances et de nouvelles hiérarchies.
Dans Compost, les deux circassiens utilisent leur spécialité, le « main à main », à la manière d’aventuriers sans mémoire, de promeneurs émerveillés par tout ce qu’ils voient.
Nés respectivement en 1994 et en 1990 à Washington et en Toscane, Abby Neuberger et Luca Bernini ne sont pas seulement jeunes : dans cette première création, ils incarnent une forme de jeunesse qui n’a rien à voir avec l’âge. Le compost, rappellent-ils sur la feuille de salle, « est une matière organique mise en place par l’homme, décomposée par la nature et utilisée pour faire pousser une nouvelle vie ». S’ils paraissent découvrir devant nous le paysage qui les entoure – un coin arboré de la pelouse de Reuilly lors du Village de cirque, un terrain vague, une place ou une station de métro –, leurs gestes sont le fruit d’un arpentage réalisé avant chaque représentation. Pour célébrer la vie et la réenchanter, les complices de longue date ne cessent de rejouer une partie de leur processus de création. Et de se pencher vers l’infime, le quotidien.
L’acrobatie naît de la rencontre avec le territoire. Lorsque, au fil de leur dialogue muet et avec chênes et brins d’herbe, les deux artistes issus de l’Académie Fratellini se croisent, ils jouent l’étonnement de la même manière que face à leur premier tronc d’arbre. Avec un humour et une tendresse rares dans la pratique du main à main, où la lutte cohabite souvent avec la passion, comme pour rappeler les origines guerrières de la discipline. Neuberger et Bernini jouent avec leurs manières enfantines la découverte de l’Autre et de la nature. Avant de mettre en scène leur entrée dans le monde moderne.
D’abord en retrait de l’étonnante leçon de choses offerte par les acrobates, la constructrice Maïwenn Cozic rejoint alors le centre de la piste improvisée. Aux commandes d’une drôle de machine construite selon un art consommé de la récup, elle accompagne ses acolytes dans des jeux plus sophistiqués. Une danse pseudo-baroque avec crachats d’eau en guise de fontaines, ou un karaoké tout tarabiscoté.
C’est donc un univers déjà riche et singulier qu’offre le jeune duo, qui, pour créer Compost, a fondé la Keep company. Cela grâce à 2r2c (1), dans le cadre du partenariat avec l’Académie Fratellini mis en place en 2017, afin d’accompagner de jeunes artistes diplômés dans la création et la diffusion de leur premier spectacle. Un exemple d’autant plus précieux qu’il s’agit d’un des rares dispositifs permettant l’émergence d’une écriture avec les écoles de cirque.
(1) Coopérative de diffusion artistique pour les arts du cirque, de la rue et de la ville à Paris et en Île-de-France.
Compost, festival Cirque en marche, jusqu’au 10 novembre, La Verrerie d’Alès, pôle cirque Occitanie. Le 3 novembre au Carabiol, Saint-Julien-les-Rosiers (30) ; le 4 novembre au parc du Musée PAB, Alès (30). www.polecirqueverrerie.com