L’histoire populaire, un projet collectif

Les historiennes Laurence De Cock et Mathilde Larrère inaugurent ici une nouvelle chronique bimensuelle tournée vers les oubliés du « roman national ». Une mise en lumière des dominations et un outil d’émancipation.

Laurence De Cock  et  Mathilde Larrère  • 31 octobre 2018 abonné·es
L’histoire populaire, un projet collectif
Photo : Fin août 1944, après la libération de la capitale, des Parisien·ne·s achètent du pain.
© STF/AFP

Quelle histoire entend-on le plus dans l’espace public ? Celle des grands hommes, des rois, de la civilisation française, de la grandeur de la nation française… Disons le mot : le roman national. Un roman assis sur des décennies de travaux universitaires, qui refuse aux gens ordinaires le récit de leur histoire mais s’impose dans les ouvrages racoleurs d’un Stéphane Bern, d’un Lorànt Deutsch, pire encore d’un Éric Zemmour, et s’invite dans les programmes scolaires en cours de révision.

Servir l’avenir Transmission orale ou écrite, nous savons que la fabrique de l’histoire passe, naturellement, par les histoires. Dès lors, le roman n’est pas loin. Question de mémoire d’abord, mais aussi d’interprétations nécessaires, l’histoire devient forcément politique. Le roman national tel que voulu par Ernest Lavisse à l’aube de la IIIe République a eu sa justification, car comment alphabétiser et transmettre aux enfants de toutes les régions de France, jusque-là dans les champs ou dans les mines, sinon en leur racontant des histoires ? Ce fut pour le meilleur (l’éducation du plus grand nombre)… et pour le pire : d’abord parce qu’il fonde le syncrétisme de la vieille monarchie et de la nouvelle république (celle-ci prolongeant officiellement celle-là), encore vivace à travers le présidentialisme de la Ve République ; ensuite parce qu’il a été jusqu’à justifier les crimes commis par la République impériale (oxymore français) ; enfin parce qu’il exclut régulièrement des millions de nouveaux citoyens aux mémoires immigrées du commun national. Le roman-identité, quand il n’est pas carrément faussaire, se transforme alors en projet politique. Danger. Voilà pourquoi Politis, qui s’inscrit résolument dans l’avenir, donne la plume à des historien·ne·s pour mieux en éclairer le chemin intelligent. Pouria Amirshahi
Pourtant, une autre histoire est possible, souhaitable et même nécessaire, celle à laquelle nous voudrions consacrer la rubrique historique que nous ouvrons aujourd’hui. Ne vous méprenez pas : il ne s’agira aucunement de remplacer un roman national (de droite) par un autre (de gauche), mais de donner à voir l’histoire comme reflet des avancées de la recherche (ses apports, ses débats et ses doutes), et se voulant profondément émancipatrice, c’est-à-dire à rebours de tout endoctrinement, de quelque bord qu’il soit.

La France au miroir des histoires populaires

L’expression « histoire populaire », qui fait mouche aujourd’hui – on a même vu paraître une excellente Histoire populaire du football_ (1) –, est assez récente. Elle s’est imposée à la suite du grand ouvrage pionnier de l’Américain Howard Zinn, L’Histoire populaire des États-Unis, publié en 1980, traduit en français en 2002 par les éditions Agone. Le livre, qui a rencontré un immense succès, se place à rebours des grands récits traditionnels des pères fondateurs pour donner la parole aux dominés, aux sans-voix de l’histoire, à ceux d’en bas. L’expérience revisite les poncifs en donnant notamment à voir les souffrances, les résistances et les luttes des populations amérindiennes et afro-américaines. Elle s’inscrit dans le prolongement des travaux de l’historien britannique Edward P. Thompson sur la classe ouvrière anglaise (2) et de son « histoire par en bas », elle aussi soucieuse d’exhumer « les voix héroïques des vaincus de la postérité ».

Depuis longtemps, les éditions Agone nourrissaient le projet d’un pendant français à cette histoire populaire. L’ouvrage a été commandé à l’historien Gérard Noiriel il y a près de dix ans. Ce dernier est un historien spécialiste de l’histoire sociale, de l’immigration et des discriminations. Sa position est très originale dans le champ des historiens : engagé, animé par une mission d’éducation populaire, il raconte souvent que sa propre origine populaire guide sa volonté d’articuler la recherche et le projet d’émancipation.

Mais le projet d’une histoire populaire de la France prend du retard, trop ambitieux et interrompu par le gros travail de Noiriel sur le clown noir Chocolat ; et l’historienne Michelle Zancarini-Fournel propose en 2016 un sujet a priori comparable à La Découverte, une remarquable synthèse (d’un millier de pages), Les Luttes et les Rêves, sous-titrée « Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours ».

Les luttes et les rêves

Spécialiste de l’histoire des femmes, directrice de la revue Clio, consacrée aux études historiques sur le genre, Michelle Zancarini-Fournel a également produit un grand nombre de travaux dans lesquels elle retrace l’itinéraire des révolté·e·s, bien souvent vaincu·e·s, plus encore oublié·e·s. Le titre, tiré d’un poème de Victor Hugo, est en lui-même tout un programme. Loin d’apparaître comme des victimes et éternel·le·s perdant·e·s de l’ordre social et politique, minorités et minorisé·e·s sont présenté·e·s comme autant de militant·e·s porté·e·s par des aspirations politiques et sociales, capables de s’auto-organiser et de se dresser contre les obstacles juridiques et politiques.

Révoltes serviles, combats féministes, mobilisations en faveur des droits des homosexuel·le·s, soulèvements anticoloniaux, mouvements pour les droits des prisonniers, sans-papiers, sans-terre, antiracistes, antifascistes, suffragettes, femmes battues… Autant d’événements que Michelle Zancarini-Fournel sort de l’ombre et remet dans la perspective d’une longue durée, approche nécessaire pour tisser des liens entre les luttes du passé, du présent et peut-être du futur. Car l’ouvrage s’ouvre sur l’année 1685, celle du Code noir, qui encadre et légitime la pratique de l’esclavage dans les colonies françaises, mais aussi celle de la révocation de l’édit de Nantes, qui exclut les protestants de la communauté nationale et les voue à une répression féroce. Il se clôt sur les émeutes de 2005 dans les banlieues françaises à la suite du décès de Zyed Benna et Bouna Traoré, choix motivé, selon l’historienne, par leur inscription dans la longue histoire des émeutes urbaines et leur caractère postcolonial.

Le livre présente l’intérêt de dépasser une histoire des seuls Grands Soirs, des foules dressées dans les plis des drapeaux rouges, pour donner toute leur place aux résistances plus discrètes, aux accommodements subversifs d’avec l’ordre, aux batailles culturelles : les grandes grèves et les « pauses-pipi » organisées pour éreinter les contremaîtres et ralentir la production. Les Luttes et les Rêves redonne ainsi aux dominé·e·s et aux subalternes une voix, des aspirations et une capacité d’action et d’organisation trop souvent tues.

Le populaire autrement

Gérard Noiriel, de son côté, s’est remis dès 2016 à son projet d’Une histoire populaire de la France. Le travail est colossal : décortiquer les recherches les plus récentes sur des périodes qu’il ne maîtrise pas et agencer ces informations au service d’un récit accessible au plus grand nombre. Entre-temps, comme nous venons de le voir, le travail de prise de parole des dominés a déjà été fait ; le populaire doit donc, selon Noiriel, répondre à une autre définition. C’est sans doute l’un des éléments les plus originaux de son livre : le populaire y est défini comme le produit de la dialectique des rapports entre dominés et dominants. Il n’y a pas d’essentialisation du peuple, mais des situations de domination et de lutte en permanente reconfiguration. On suit alors le récit foisonnant de l’installation, au moment de la guerre de Cent Ans, d’un État français susceptible de générer résistances, luttes et répressions qui fédèrent souvent bas peuple et bourgeoisie dans des intérêts communs mais temporaires. L’ensemble forme une trame à la fois précise, exigeante et scientifiquement étayée, en même temps fluide et ponctuée de remarques personnelles de l’auteur, qui s’est dégagé de toute norme académique. Pas de notes de bas de page qui interrompent la narration, quelques adages et des explications plus générales sur les mécanismes de domination, permettant d’opérer des comparaisons incessantes avec le présent. D’ailleurs, le livre se termine par une critique acérée de la vision macroniste de l’histoire.

L’ouvrage fera grincer quelques dents, car il sort des rouages de l’académie. Certains spécialistes d’histoire sociale ont déjà pointé des absences et des manques. C’est le jeu, mais Noiriel assume aussi de faire place à des travaux de recherche enfouis ou oubliés, anciens ou récents, et à rendre visible le travail de ses doctorants, qui, rappelle-t-il, a nourri son propre cheminement intellectuel de socio-historien. C’est aussi en ce sens que cette histoire populaire est un projet collectif.

Une histoire populaire de la France est donc un ouvrage à plusieurs niveaux de lecture, une expérience d’écriture et de transmission d’un récit historique qui tente de repenser le populaire autrement que par le prisme de la réhabilitation des victimes, et l’histoire de France à l’aune d’une histoire sociale soluble dans une narration et une intrigue. Et c’est passionnant !

Des histoires émancipatrices ?

Il n’y a émancipation qu’à partir du moment où les individus prennent conscience des formes de domination et cherchent ensuite à s’en libérer. Raison pour laquelle l’émancipation ne se déclare pas du haut d’une chaire et ne peut servir le pouvoir. Fondée sur le principe de désaliénation, elle vise l’autonomie. Reposant sur le doute et l’esprit critique, elle est l’inverse d’un processus de conversion par l’endoctrinement. Si l’histoire a un rôle à jouer, c’est par le choix des objets de recherche et/ou d’enseignement, par leur mise en récit, mais aussi par sa volonté et ses procédés de transmission visant la vulgarisation des travaux. En ce sens, toutes les expériences actuelles de déconstruction du récit national conservateur et de proposition d’une forme alternative, réjouissante, déjouant les pièges de la fascination pour les élites et vendant la mèche sur les mécanismes de domination sont bonnes à prendre. C’est bien ce que montrent les différentes « histoires populaires » ici présentées et parfaitement complémentaires. Aujourd’hui, la dynamique d’une histoire susceptible de détrôner nos hérauts du roman national semble lancée. C’est celle-ci que nous donnerons à voir dans ces pages.

Une histoire populaire de la France Éd. Agone, 2018 832 pages, 28 euros.

Les Luttes et les Rêves Éd. Zones, 2016, 1 008 pages, 28 euros.

(1) Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, La Découverte, 2018 (cf. Politis 1497 du 5 avril).

(2) Edward P. Thomson, La Formation de la classe ouvrière anglaise [The Making of the English Working Class, 1963], Le Seuil, 1988, Points, 2012.

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

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