« Quelle substance coupe les bras des enfants pendant la grossesse ? »
Directrice du Registre des malformations en Rhônes-Alpes, Emmanuelle Amar et son équipe ont signalé des cas d’enfants malformés dans l’Ain dès 2011. Des cas similaires émergent dans le Morbihan et en Loire-Atlantique. Pourtant, l’étude est contestée et les postes menacés.
Le scandale sort cet automne, mais l’affaire n’est pas neuve. Les premières alertes du rapport du Registre des malformations en Rhônes-Alpes (Remera) à Santé Publique France (SPF) datent de 2011 : plusieurs cas d’agénésie transversale des membres supérieurs (ATMS) ont été détectés dans une zone très rurale de l’Ain dans un périmètre restreint. Soit des enfants nés avec des bras ou des mains manquants dans des villages très proches les uns des autres. Santé publique France ne réagit pas.
Le Remera poursuit sa surveillance et publie son premier rapport sur le sujet en 2014 : sept cas de malformations sont signalés dans sept communes voisines. De quoi évoquer un agrégat ou « cluster ». Deux affaires similaires apparaissent dans deux autres zones rurales en Loire-Atlantique et dans le Morbihan. Quatre ans plus tard, le 4 octobre 2018 SPF publie enfin un rapport qui valide un taux anormal d’ATMS dans ces deux départements mais écarte toute « anomalie statistique » dans l’Ain et conteste la valeur scientifique des études du Remera. SPF a également annoncé que l’enquête dans ce département était close.
Dans les trois cas, la cause des malformations reste inconnue. Et le Remera est menacé de fermeture. Ses six salariés, dont sa directrice, l’épidémiologiste Emmanuelle Amar, devaient voir leurs postes supprimés en décembre. Le 18 octobre, à Paris, la députée européenne EELV Michèle Rivasi a réuni des parlementaires de tous bords qui s’insurgent contre l’abandon de l’enquête dans l’Ain : « Y-a-t-il un agrégat de malformations dans l’Ain ? Santé publique France s’est-elle trompée ? Pourquoi avoir tant attendu pour enquêter ? Puisque les causes génétiques, médicamenteuses, ou liées à l’usage de drogues ont été écartées, pourquoi ne pas explorer le champ des causes environnementales ? », résume la députée EELV qui réclame la poursuite des enquêtes sanitaires et s’étonne qu’Emmanuelle Amar puisse voir sa structure inquiétée en dépit de la loi Sapin II de décembre 2016 protégeant les lanceurs d’alerte. Le 21 octobre, le gouvernement a finalement annoncé que l’enquête était relancée et Agnès Buzyn a assuré qu’il était « hors de questions d’arrêter les subventions aux registres », dont le Remera. Entretien avec l’épidémiologiste lanceuse d’alerte qui soulève notamment la question de l’indépendance vis-à-vis des tutelles publiques.
Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille en 2010 ?
Emmanuelle Amar : À l’époque, nous étions chargés de la surveillance des malformations dans la Loire, l’Isère, le Rhône et la Savoie. Nous avons reçu un appel de la cellule régionale d’épidémiologie de l’Ain : un médecin leur avait signalé deux patientes venant d’accoucher de bébés sans bras. Ne connaissant pas les malformations, ils nous ont demandé d’aider ces deux femmes. On leur a remis un questionnaire. L’une de ces dames en connaissait une troisième dans le même cas. Trois cas dans des petits villages voisins les uns des autres, on s’est dit qu’il se passait quelque chose. On a demandé à l’INVS de surveiller. On l’a déclaré dans notre rapport d’activité 2011. Comme nous n’étions pas en mission alors sur ce département, nous n’avions pas de données antérieures. Nous sommes partis de zéro. Nous avons retrouvé un cas en 2009. On arrivait à quatre cas dans une zone restreinte. Dans les années qui ont suivi, on en a trouvé trois autres. Soit sept cas au total dans sept communes les unes à côté des autres dans un rayon de 17 kilomètres.
À cette époque, qu’avez-vous suspecté ?
Quand on est face à un tel problème, on réunit un conseil scientifique. On a soumis une liste des causes connues pouvant entraîner des malformations aux premières mères : médicaments, fièvre très élevée, prise de cocaïne, anémie, maladies des brides amniotique… Les causes endogènes (liées à la mère) ayant été exclues, on a émis l’hypothèse de causes exogènes (liées à l’environnement). Notre première alerte date de 2011. SPF n’a pas dit un mot jusqu’en 2014 où elle nous a appris qu’il y avait un cluster de malformations des membres supérieurs en Loire-Atlantique. Nous avons fait le rapprochement. Les équipes de Loire-Atlantique nous ont même demandé notre questionnaire. La probabilité pour qu’il y ait un même cluster dans l’Ain et en Loire-Atlantique était faible et plutôt en faveur d’une source de contamination commune. Dans une zone géographique restreinte et agricole, on s’est dit que cela pouvait être une substance vétérinaire ou utilisée dans l’agriculture. Mais on se garde bien d’avancer plus d’hypothèses. On sait uniquement qu’il existe en France trois agrégats distincts de malformations strictement identiques sur des périodes comparables. Le phénomène se serait arrêté depuis, et on peut se demander si la contamination a été stoppée parce que l’auteur a été identifié, ou parce qu’il n’y avait plus de substance « dans le bidon ».
Les contaminations auraient donc eu lieu pendant la grossesse ?
Très exactement entre le 24e et le 56e jour de grossesse, période de formation des membres supérieurs chez le fœtus. Ni avant ni après. Le questionnaire comportait une partie sur l’endroit où se trouvaient les mères à cette période, leur alimentation, les boissons ingérées, etc. Les femmes concernées ne sont pas forcément agricultrices : elles exercent des métiers différents, dont celui de secrétaire. La contamination n’a donc pas été entraînée par des expositions professionnelles mais pourrait provenir d’une substance présente dans l’air, ou les sols, ou dans l’eau, ou dans l’alimentation.
Vous définissez-vous comme une lanceuse d’alerte ?
En tant que responsable de registre, j’ai en charge l’organisation de la collecte et de la surveillance mais aussi l’analyse de données et l’alerte. Ce qui signifie que lancer l’alerte fait partie de mon activité. Le lanceur d’alerte, c’est celle ou celui qui en dépit de son contrat de travail va faire des signalements. Il prend des risques pour ça. Jusqu’à présent, je ne pensais pas prendre de risques en faisant simplement mon travail. Je réalise aujourd’hui que ces signalements étaient risqués…
La cause de ces malformations étant encore inconnue, « l’ennemi » reste non identifié ?
C’est pour cette raison que ce qu’on appelle le « poids des lobbies », dans notre affaire, je n’y ai d’abord pas cru. Quels lobbies seraient concernés ? Quand je vois défiler des informations selon lesquelles le registre serait « une secte anti-pesticides », je m’interroge… Petite structure indépendante dédiée à la surveillance sur un territoire, le Remera détonne dans le paysage des registres français : les cinq autres sont sous statut Inserm ou hospitalier avec du personnel statutaire. Les cas de malformations détectés en Loire-Atlantique et dans le Morbihan n’ont fait l’objet d’aucune information aux familles au motif que les registres locaux sous soumis au devoir de réserve. Si on avait été une équipe Inserm à Lyon, nous n’aurions peut-être pas eu le droit d’informer les familles ni de faire sortir l’affaire. D’où l’intérêt de maintenir des petites structures de recherche indépendantes localement. On pense toujours à l’indépendance de la recherche vis-à-vis des grands laboratoires et des financements privés. Mais personne ne se pose la question de l’indépendance vis-à-vis des tutelles publiques.
Qu’est-ce exactement que le Remera, structure associative, hébergée par les Hospices civils de Lyon ?
Le registre des malformations en Rhônes-Alpes (Remera) est né sous statut associatif en 1973. Quand les agences de santé publique ont été créées – INVS en 1998 puis Santé publique France (SPF) en 2016 fusionnant l’INVS, l’Inpes et l’Eprus –, il leur a échu de faire de la surveillance sanitaire. Elles ont alors demandé à ce que le Remera reste sous statut associatif, SPF s’engageant à nous financer, les Hospices civils de Lyon devant faire l’avance sur nos salaires. Mais les finances n’ont cessé de décroître. Quand on a déclaré en 2011 qu’on avait détecté un « cluster » et qu’on voulait surveiller l’Ain, on nous l’a refusé pour des raisons économiques. On a donc choisi de remplacer un des quatre départements que l’on surveillait, la Savoie, contre l’Ain, pour pouvoir poursuivre nos recherches. En 45 ans d’existence, le Remera a traité de nombreuses alertes. On ne nous l’a jamais reproché sauf sur la Dépakine et cet agrégat de malformations des membres supérieurs dans l’Ain. Le 31 décembre, les salariés du Remera seront licenciés pour « perte de poste ». Difficile de ne pas voir un lien avec l’objet de nos recherches…
Mais quel serait l’intérêt des tutelles publiques à fermer une structure comme la vôtre ?
À moins que quelque chose de plus grave n’émerge, la raison en est le désintérêt des tutelles pour les malformations qui ne semblent pas poser de réel problème de santé publique. En outre, SPF et l’Inserm manquent de spécialistes sur ces questions. Quand on a fait le premier signalement, personne ne comprenait ce que c’était, idem pour le deuxième, puis le troisième. Par la suite, SPF n’a pas eu d’autres choix que de faire une conférence de presse en niant l’existence d’un agrégat : le reconnaître c’eût été reconnaître aussi qu’elle n’avait pas agi. Sa crédibilité est en jeu.
La stratégie aujourd’hui de SPF consiste donc à dire que votre méthode scientifique n’était pas fiable ?
SPF oppose les études menées dans le Morbihan et en Loire-Atlantique à la nôtre. Mais SPF n’a même pas fait d’investigation dans l’Ain. Son rapport sur l’Ain parle des villages 1, 2, 3, sans les nommer, dans un rapport qu’aucun biostatisticien ne signerait par peur de se griller professionnellement. Ce rapport, qui n’est pas signé, contrairement aux deux autres, falsifie la prévalence, la durée et la méthode de calcul pour conclure qu’il aurait fallu plus de cas pour constituer un cluster. Ce qui est faux.
SPF a-t-elle pensé que vous en resteriez-là ?
On est une toute petite équipe, la plupart de nos épidémiologistes sont sur le terrain. Je suis donc seule à répondre à SPF, à l’Inserm et à la presse. Cette pression peut donner envie de se taire. Heureusement, je suis très soutenue par les cliniciens, les associations de parents, le conseil scientifique, les patrons de médecine des CHU, la société savante d’échographie fœtale. Soit des gens qui sont en contact avec les familles, posent des diagnostics, comptent les cas, récoltent des données, orientent. Ce soutien porte. On m’a également dit que la loi Sapin II, protégeant les lanceurs d’alerte, pourrait me protéger.
Quelles sont vos attentes aujourd’hui ?
Nous aimerions en effet que non seulement le registre reste ouvert mais que la surveillance et l’alerte soient sanctuarisées et qu’on n’ait pas à aller chercher des subventions pour financer nos salaires en permanence. Il faudrait créer un registre national de pilotage. Nous réclamons également l’ouverture d’une enquête associant les familles, et, comme c’est le processus dans de pareils cas, que cette enquête intègre tous les corps professionnels. Dès lors qu’on n’a pas de pistes, il faut raisonner de manière scientifique en réunissant tous les experts en capacité de réfléchir à la chose suivante : quelle substance est-telle susceptible de couper des bras et des mains entre le 24e et le 56e jour de grossesse ? Notre ministre, Mme Buzyn, a annoncé qu’elle diligenterait une étude et financerait le registre. C’est une bonne nouvelle, à laquelle nous voulons croire. Elle a raisonné en ministre et nous ne pouvons que saluer sa démarche. Il reste que cette étude doit être menée avec des scientifiques qui n’étaient pas partie prenante dans cette affaire : on ne peut pas demander à ceux-là mêmes qui, la veille, niaient l’existence du cluster, falsifiaient les données, salissaient notre probité, de faire une contre-enquête.
Quant à l’engagement ministériel sur le financement du registre, nous rappelons que les procédures de licenciement de l’ensemble de l’équipe ont été enclenchées. Il faut que très vite, les Hospices civils de Lyon puissent arrêter la procédure et pour ce faire, nous avons besoin de garanties écrites de financement pérenne du registre. Nous rappelons que sans la médiatisation de cette affaire, sans le soutien de personnalités politiques, de nos pairs, des citoyens, on n’aurait jamais rien su et cela questionne le fonctionnement de notre système sanitaire.