Véronique de Viguerie, une vie en bataille
Récompensée par le prestigieux Visa d’or à Perpignan, la photoreporter couvre les guerres et les zones de tension depuis quinze ans. Animée du désir de montrer « ce qui a besoin d’être vu ».
dans l’hebdo N° 1522 Acheter ce numéro
Un an. C’est le temps qu’il a fallu à Véronique de Viguerie pour entrer au Yémen et rendre compte des tensions qui existent depuis trois ans entre les loyalistes, soutenus par l’Arabie saoudite, et les rebelles houthistes, soutenus par l’Iran. Parce qu’un visa est nécessaire pour entrer au sud du Yémen et un autre pour accéder au nord, outre une autorisation de voler accordée selon le bon vouloir de l’Arabie saoudite, qui contrôle l’espace aérien de l’ensemble du pays. Sur place, les journalistes sont empêchés de se déplacer, contraints aux stratégies de contournement pour faire leur travail.
Accompagnée de sa complice rédactrice Manon Quérouil-Bruneel, Véronique de Viguerie arrive à Aden avec l’intention, grâce à un fixeur, de gagner Sanaa, au nord, où s’abattent les bombardements de la colère saoudienne sur des millions de personnes. Soit une dizaine d’heures de route et une cinquantaine de check-points à passer illégalement, dissimulées sous une robe musulmane, un voile cachant leur visage. Les deux journalistes savent qu’à chaque contrôle rien n’est demandé aux femmes, pas même leur passeport ; pas un mot ne leur est adressé.
Quand les deux femmes débarquent à Sanaa, en novembre 2017, la ville subit alors les représailles de l’Arabie saoudite à la suite du tir d’un missile balistique sur Riyad depuis le Yémen. L’aéroport et sa tour de contrôle sont détruits, les bombardements redoublent, les vols humanitaires sont suspendus.
Dès leur arrivée, Véronique de Viguerie et Manon Quérouil-Bruneel sont étroitement surveillées par les rebelles houthistes, enfermées dans leur hôtel. Chaque interview, chaque photographie est négociée. Malgré la trouille de finir en prison, elles parviennent à s’extirper de cette emprise pour fixer une guerre cachée, très peu présente dans les médias. Si les principales cibles sont les bâtiments officiels, les écoles, les exploitations et les habitations de civils, victimes de « dommages collatéraux », dans les affres de la désolation des quartiers rasés, la photographe privilégie les femmes yéménites dans les zones urbaines, piégées dans une souricière, pour beaucoup devenues chefs de famille, suppléant les hommes. Dans ce chaos quotidien, les nourrissons souffrent de malnutrition et, quand ils ne sont pas déjà enrôlés ou estropiés (depuis le début du conflit, 6 000 Yéménites ont été amputés), les mômes dérouillent plus encore, tout en jouant dans les ruines et les décombres. Entre le blocus imposé en 2016 à une population qui dépendait aux deux tiers de l’aide humanitaire et les bombardements, écrasé par la crise humanitaire, le pays compte ses morts.
À la clé de ce reportage rare, d’une justesse brute, exposé en septembre au festival de photojournalisme Visa pour l’image à Perpignan, Véronique de Viguerie reçoit le prix le plus prestigieux de la profession, le Visa d’or. Vingt ans qu’une femme n’avait pas été couronnée. Un travail présenté maintenant en partie à Bayeux, au festival des correspondants de guerre. Pour Véronique de Viguerie, cette récompense internationale possède sa signification : « On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. » C’est aussi la reconnaissance de ses pairs.
Et de se présenter ainsi sur son compte Twitter : « Photoreporter de guerre, mère de deux enfants, blonde et pas stupide. » La formule ne manque pas d’ironie. Elle répond à une réflexion souvent entendue : quand on la voit, façon phalène sur les rives du Styx, on a du mal à l’imaginer sur les terrains de guerre. « Je ne sais pas pourquoi les gens s’imaginent un physique pour pouvoir couvrir une guerre, réplique-t-elle, le regard lumineux, un phrasé déterminé, frappé par un accent de Carcassonne, où les mots s’imposent comme une citadelle. Je ne vois pas à quoi serviraient de gros muscles et des tatouages pour aller dans des pays en conflit. On risque autant les uns que les autres. Les balles ne choisissent pas. Il faudrait quoi ? Un physique de camionneuse ? J’avais envie de répondre à tous les stéréotypes, je voulais assumer le fait qu’on puisse être photoreporter et avoir deux filles. Ça en étonne, mais c’est une question qu’on ne pose jamais à un homme photoreporter ! » On appelle ça un caractère trempé.
Un caractère né à Toulouse en 1973, grandi à Carcassonne entre un père radiologue passionné de photo et une mère exerçant dans le milieu associatif auprès d’enfants malades au pronostic vital engagé. L’adolescence passée, déjà en quête d’adrénaline, Véronique se voit parachutiste. Son père cède, à condition qu’elle soit officier. Il lui faut un bac +3, alors elle se tourne vers le droit. L’idée de para disparaît, elle poursuit une quatrième année de fac et se dirige vers la photo après la lecture déterminante d’un ouvrage d’une photoreporter en reportage au Sahara…
Au fil des connaissances, Véronique de Viguerie rejoint le nord de l’Angleterre pour entrer dans une école de photo. Une année d’apprentissage, puis un stage au Lincolnshire Echo, qui l’envoie en Afghanistan en 2003. Partie pour trois mois, elle y reste trois ans, avec une attraction « pour les situations extrêmes, une fascination pour les gens », et Kaboul pour cadre idéal. Même si elle sort miraculée d’un attentat-suicide dans un cybercafé de la capitale afghane, ayant causé la mort de six personnes autour d’elle. C’est aussi à Kaboul qu’elle rencontre Manon Quérouil-Bruneel, alors en poste aux Nations unies pour favoriser l’entrée des femmes afghanes dans la vie publique et politique. Amitié forte s’il en est. Toutes deux constitueront un binôme. Plusieurs reportages et allers et retours s’additionnent, pour Paris-Match, Géo et Marie-Claire.
Véronique de Viguerie est encore en Afghanistan en 2008 pour suivre au plus près les talibans, juste après une opération commando dans laquelle sont tombés dix soldats français. Au hasard des bourlingues, elle croise les auteurs de l’attentat, en rapporte un nouveau reportage. La polémique tombe. Faut-il tout montrer ? Quelles sont les limites ? Elle et sa famille reçoivent des menaces de mort, on l’accuse d’avoir payé les talibans pour réaliser ses images, de servir « leur propagande, d’être antipatriotique, de trahir son pays ». Il n’empêche, certaines familles de victimes lui savent gré d’avoir révélé dans quelles circonstances est survenue l’embuscade, quand l’armée française choisit de masquer une partie des réalités. Surtout, on observe dans ses images combien l’armée a été mise en déroute « par des militaires en savates »…
Pour la photographe, « notre boulot, c’est d’aller des deux côtés, et même de voir les “bad guys”, sans avoir à justifier leurs actes. C’est au lecteur de se faire sa propre idée. À partir du moment où l’on est reçu par des gens pour réaliser des images, c’est qu’ils ont un message à faire passer. Que ce soit une armée ou bien un président. Personne n’est dupe. C’est à nous d’aller plus loin, et le lecteur est assez malin. En tout cas, quand on a les informations, on n’a pas à se censurer ».
C’est dans cet esprit que Véronique de Viguerie poursuit sa tâche avec les pirates en Somalie, les Touaregs dans la bataille de l’Azawad au Mali, les combattants kurdes en Irak, la guerre contre la drogue aux Philippines menée par le président Duterte et ses escadrons de la mort, la guerre du pétrole dans le delta du Niger, Haïti cinq ans après le séisme… « Ce qui me surprend, c’est que, même pendant une guerre, une crise, un conflit, la vie continue. À Mossoul, la ville à peine libérée, on a vite fait de croiser des gens qui remontent leur business, des enfants qui vont déguster une glace… Ça paraît incongru, mais c’est logique. Partout où il y a la guerre, il y a encore la vie. On apprend aussi qu’il y a des gens extrêmement bons et d’autres extrêmement méchants, et une solidarité qui n’existe qu’en temps de crise. Mais, nous-mêmes, savons-nous ce que nous serions en temps de crise ? »
Des extrêmes qui toujours la fascinent. Parce que c’est « une femme de terrain, relève Manon Quérouil-Bruneel, qui aime mettre les mains dans le cambouis du reportage, téméraire et fonceuse, avec un goût de l’autre, de l’aventure, obsédée par les lumières du matin, qui ne calcule pas des heures pour le bon cadre, d’où la justesse de ses photographies ». Sans se priver d’un verre de bourgogne blanc en fin de journée.
Aujourd’hui, déplore la photographe, « il est de plus en plus difficile de trouver des outils de production, qui étaient déjà peu nombreux. Les budgets ont tellement diminué qu’on nous oblige à travailler très vite. On doit donc beaucoup œuvrer en amont. Dans ces conditions, arrivant sur les lieux, on a tendance à cocher des cases sans se laisser porter par ce qu’on découvre au fur et à mesure. Chaque jour coûte un hôtel, un fixeur, une voiture… Selon les titres, il y a même une rentabilité à la page. Une page ne doit pas coûter plus de 1 000 euros, billets d’avion et salaire compris. En allant vite, on tord le bras à ce qu’on aime faire, à ce en quoi l’on croit. » Une situation qui n’enlève rien au goût du reportage, « d’aller là où on ne peut pas aller, pour essayer de mettre en lumière des choses qui ont besoin d’être vues ».
Quitte à retourner sur des lieux déjà explorés. C’était encore le cas il y a quelques jours autour des réfugiés rohingyas, au Bangladesh, auprès des femmes violées par les soldats birmans… Avec le même parti pris : la couleur, surtout pas le noir et blanc, pour « éviter tout esthétisme par rapport à l’information, au journalisme pur. On voit en couleur, je ne vois pas pourquoi on reviendrait à une réalité en noir et blanc, même si c’est plus “beau” ». Le prochain reportage pourrait bien traiter des fractures sociales au Venezuela.
Véronique de Viguerie Photoreporter de guerre.
Yémen, la guerre loin des yeux, exposition collective, Tapisserie de Bayeux, (Calvados), à l’occasion du prix Bayeux des correspondants de guerre, jusqu’au 4 novembre. Entrée libre.