Ambivalences « gayfriendly »
La sociologue Sylvie Tissot a enquêté sur deux quartiers gentrifiés de Paris et de New York où des communautés homosexuelles sont implantées et bien visibles.
dans l’hebdo N° 1528 Acheter ce numéro
Durant une longue enquête fouillée, la sociologue Sylvie Tissot s’est immergée dans le Marais parisien et dans une partie du quartier de Brooklyn, Park Slope, à New York, pour observer les évolutions à l’égard de l’homosexualité, dont la présence est fièrement affichée dans les rues. Connue pour ses travaux précédents sur la notion de quartier, mais surtout sur les « quartiers de la bourgeoisie progressiste », dits aujourd’hui gentrifiés (1), Sylvie Tissot n’étudie pas ici « les progrès de l’acceptation et ses limites » vis-à-vis de l’homosexualité dans ces villes, mais concentre plutôt son travail de sociologue sur leurs habitants qui « cultivent la tolérance ».
Elle prend donc plus précisément pour « objet » cette gayfriendliness, c’est-à-dire le fait d’être gayfriendly (mot anglais composé de gay et de friend, ami), ce qui, au lieu de marquer « une étape aisément repérable dans la progression supposée inéluctable des droits et de l’égalité », désigne maintenant une « manière d’envisager l’homosexualité ». Manière, surtout, qui « en dit autant sur la place des gays et des lesbiennes dans la société d’aujourd’hui que sur le groupe qui s’en fait le défenseur : des hétérosexuels richement dotés en capital culturel et économique, habitant des quartiers aujourd’hui gentrifiés où s’est regroupée, à partir des années 1980, une importante population gaie ».
Sans être aucunement à charge à l’encontre de « ces hétéros » qui seraient hypocrites, voire n’exprimeraient plus une homophobie « soft » ou dissimulée, le travail de Sylvie Tissot vient mettre en lumière combien cette gayfriendliness « prend des formes ambivalentes et plurielles, construites à partir de prises de position plus ou moins positives vis-à-vis de l’homosexualité ». Son apport fondamental (qui pourrait même sembler embarrassant, d’un point de vue purement social, pour de sincères progressistes contre l’homophobie) est en effet d’analyser ce que la sociologue n’hésite pas à qualifier de « norme sociale construite par et pour des dominants qui a, néanmoins, profondément redéfini la place des gays et des lesbiennes dans la société ».
Aussi bien à Paris qu’à New York, cette gayfriendliness a certainement fait reculer l’homophobie, faisant même de celle-ci un véritable « stigmate », ou « une attitude proscrite, relevant d’une histoire ancienne ». Mais Sylvie Tissot montre toute l’ambivalence de cette norme, « portée par un groupe circonscrit, situé en haut de l’échelle sociale ». Si elle n’a assurément pas fait disparaître l’hétéronormativité (reposant « sur l’asymétrie entre les orientations sexuelles »), celle-ci s’est « très largement transformée ». Et ces quartiers sont deux lieux de choix afin de mettre en lumière la recomposition des lignes de partage séparant « l’acceptable de l’inacceptable ». Un travail de sociologie tout en finesse, annonçant des évolutions certainement au long cours.
(1) Cf. De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste (Raisons d’agir, 2011) et L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique (Seuil, 2007).
Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York Sylvie Tissot, Raisons d’agir, 328 pages, 24 euros.