« André Robillard a découvert qu’il était artiste grâce à une carte postale »
Avec André Robillard, en compagnie, Henri-François Imbert dresse le portrait d’un artiste reconnu pour son art brut, vivant depuis des décennies dans un hôpital, et qui doit beaucoup à la psychothérapie institutionnelle.
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Dans André Robillard, en compagnie, on voit un fusil géant trôner au cœur de l’hôpital. Son créateur précise : comme « la tour Eiffel à Paris ». Celui-ci est internationalement connu dans la catégorie « art brut ». Il est aussi le plus ancien résident de l’hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubrais, où il a été admis à l’âge de 19 ans, en 1949. Henri-François Imbert entretient avec André Robillard une très ancienne relation. Il a déjà tourné avec lui André Robillard, à coup de fusils !, en 1993. Puis André Robillard, en chemin, en 2013.
Ce film révèle aussi l’arrière-plan du parcours extraordinaire de cet homme : la psychothérapie institutionnelle, qui « permet à chaque personne en souffrance de trouver sa place en exerçant un métier, une fonction par laquelle elle [est] reconnue », dit le cinéaste dans une voix off aux accents intimes, comme elle l’était dans Doulaye, une saison des pluies (1999) ou No Pasaran, album souvenir (2003). André Robillard et Henri-François Imbert ont un point commun évident : ces deux artistes nous sont précieux.
Comment avez-vous rencontré André Robillard ?
Henri-François Imbert : Quand j’étais jeune, non loin de chez mes parents, il y avait un musée, L’Aracine, où j’ai découvert l’art brut. Chaque créateur y était décrit par des cartels résumant son parcours. L’un d’eux était André Robillard. J’étais touché par ces artistes qui avaient des expériences de la psychiatrie, de l’isolement, de l’exil, de la prison parfois…
Comme je me suis mis à filmer des expositions dans ce musée, un jour, la directrice m’a proposé de rencontrer André Robillard. J’avais vu ses œuvres, que je trouvais très fortes. Je suis allé le voir et j’ai eu instantanément du plaisir à être avec lui et à le filmer. Je l’ai rencontré dans l’hôpital psychiatrique où il vit depuis très longtemps. J’étais assez jeune et n’avais jamais côtoyé des gens ayant ce type de parcours. André était « chez les fous », comme on dit. En même temps, il était très sensé, accueillant et constructif par rapport à notre échange. Rencontrant André Robillard, j’avais tout à apprendre de lui sur l’art brut, la vie à l’hôpital…
C’est avec lui que vous avez réalisé votre premier documentaire…
Avant, je filmais en Super 8 un peu sur le mode du film de voyage ou de famille, comme une pratique d’amateur qui ne s’est éclairée que lorsque je suis retourné à l’université faire un DEA avec Dominique Noguez, qui m’a fait découvrir le cinéma de Jonas Mekas. Je me suis rendu compte que ce que je faisais de manière un peu obsessionnelle pouvait être du cinéma.
C’est pour filmer André que, pour la première fois, j’ai emprunté une caméra vidéo. Je pensais m’en servir pour les repérages, puis réaliser le film en 16 mm. Mais finalement, me sentant très à l’aise, j’ai continué avec la vidéo, seul, et c’est encore comme cela que je tourne aujourd’hui, même si je mêle dans tous mes films des images en Super 8, en 16 mm et des photos.
Pourquoi faire un troisième film avec André Robillard ?
Le premier porte sur André Robillard artiste : on ne sait même pas qu’il vit dans un établissement psychiatrique. Dans le deuxième, il raconte sa vie à l’hôpital, mais j’avais déjà commencé à filmer ses aventures théâtrales, en particulier quand Alexis Forestier et lui sont allés jouer à l’hôpital de Saint-Alban, où s’est développée la psychothérapie institutionnelle, et j’ai pensé qu’il fallait relier l’histoire d’André à celle de cette discipline, qui explique en partie comment le parcours d’André Robillard a été possible. L’hôpital de Fleury-les-Aubrais porte d’ailleurs le nom de Georges Daumézon, le psychiatre qui a inventé l’expression « psychothérapie institutionnelle ». Si André devait vivre ailleurs, il irait certainement moins bien : l’intelligence de l’hôpital, c’est de l’avoir compris. Et cela ne coûte pas plus cher qu’un appartement thérapeutique.
André Robillard connaît-il cette histoire, celle de la psychothérapie institutionnelle, dont il est issu ?
Il a conscience en tout cas d’avoir bénéficié d’une période favorable durant laquelle des soignants étaient disponibles, attentifs. Il dit d’ailleurs dans le film, un peu pour se faire peur, qu’aujourd’hui les choses ne tourneraient peut-être pas de la même manière pour lui.
Ce qui lui est arrivé est très étonnant…
André a découvert qu’il était artiste grâce à une carte postale reçue de Lausanne où était représentée une de ses œuvres. Il ignorait totalement que ses œuvres étaient conservées et exposées. Paul Renard, son psychiatre dans les années 1960, avait pris contact avec Jean Dubuffet et lui avait envoyé les deux premiers fusils conçus par André. Dubuffet était en train de créer sa collection d’art brut, inspirée par les travaux de Hans Prinzhorn, l’un des premiers psychiatres à étudier et à collectionner l’« art des fous ». Cette collection accueillait, plus largement, les œuvres de personnes « indemnes de toute culture artistique ». Au milieu des années 1970, Dubuffet en a fait don à la ville de Lausanne. Michel Thévoz, qui apparaît dans le film, en est devenu le conservateur. C’est lui qui a voulu savoir si André Robillard était toujours vivant et lui a fait parvenir cette carte postale. La vie d’André en a été bouleversée.
Dans le film, vous développez l’histoire, notamment sous l’Occupation, de l’hôpital de Saint-Alban. Pour vous, qu’est-ce qu’un cinéma politique, de résistance ?
L’idée politique du film n’est pas de dénoncer l’inquiétante situation des hôpitaux mais de montrer ce qui a marché, dans l’espoir que ces modèles, à l’hôpital comme ailleurs, empreints de valeurs humaines aujourd’hui fragilisées, soient relancés. Ce qui me stupéfait, c’est de voir à quel point il ne serait pas si difficile d’améliorer un certain nombre de choses, que ce soit vis-à-vis des hôpitaux ou des migrants.
En 2008, la crise financière nous a sauté à la figure. On a alors assisté au cynisme des banques et des gouvernements, et à cette alliance incroyable des politiques et des multinationales sur le dos des autres. Le documentaire a pour vocation de parler du monde, mais, dans un monde allant possiblement à la catastrophe, quel cinéma faire ?
Des cinéastes font de beaux films engagés sur les problèmes de société ou d’environnement. En ce qui me concerne, j’ai été pris de doutes. Après avoir été tiraillé dans toutes les directions, je me suis dit que le meilleur moyen de résister était de continuer à faire exister mon travail, dans les termes où il doit exister, avec l’indépendance qui est la mienne, et, plutôt que de faire un film sur la catastrophe, je suis revenu à mon premier personnage, André Robillard. C’était peut-être une façon de ne pas se perdre, de ne pas oublier d’où l’on vient, de continuer son travail en le questionnant, ce qui est déjà un acte qui a du sens, et qui est donc politique.
Enfin, en me lançant dans ce nouveau projet, j’ai croisé l’histoire de l’hôpital de Saint-Alban, la psychothérapie institutionnelle et la Résistance. L’idée de résistance, alors, a surgi de manière explicite.
Vous êtes votre propre producteur. Pour ce film, vous assurez aussi la distribution. Pourquoi ?
J’ai créé ma structure de production dès que j’ai commencé à faire des films, en 1992. J’y ai gagné de la liberté. Cette liberté a un prix : une certaine marginalité dans le milieu du cinéma et le fait de devoir tout faire presque seul. Cela me va très bien. Je goûte le plaisir de travailler au long cours : je n’ai pas de date limite, de comptes à rendre. Je m’y mets quand c’est mûr.
Donc, pourquoi ne pas étendre cette liberté à la distribution ? De toute façon je me suis toujours occupé d’une partie de cette tâche, comme les affiches des films par exemple. À la différence près, désormais, que je dois aussi trouver l’imprimeur et le payer. Par conséquent, je suis dans une réalité économique sans doute plus juste.
Pour le type de films que je fais, il y a un « marché », ou un espace d’exposition, qui doit être travaillé de manière très particulière. Je suis en contact étroit avec les salles de cinéma. C’est un travail précis, artisanal, par lequel il y a peu d’argent à gagner. Attendre d’une société de distribution, qui a des salariés et des contraintes économiques, qu’elle s’occupe d’un objet aussi fragile, en y consacrant un maximum de temps et d’énergie, ressemble à une injonction paradoxale. Dès lors, pourquoi ne pas faire la distribution soi-même ? C’est aussi une manière d’être au plus près du territoire. Cela s’apparente à ce que font les producteurs agricoles en instaurant des circuits courts.
À lire >> Henri-François Imbert, libre cours, Quentin Mével et Raphaëlle Pireyre, Playlist Society, 136 pages, 8 euros.