« At the Still Point of the Turning World » : Pantins de chair
Avec At the Still Point of the Turning World, le marionnettiste Renaud Herbin poursuit en compagnie de la danseuse Julie Nioche son passionnant déplacement de la figure de l’humain.
dans l’hebdo N° 1527 Acheter ce numéro
Pour Renaud Herbin, la marionnette est un art de la métamorphose. Une discipline ouverte à toutes les autres, dont les racines sont à chercher du côté de la mythologie. « À la lecture d’Ovide, je perçus combien les forces en présence s’entremêleraient. Quelque chose circulerait, de forme en forme, par-delà les catégories répertoriées », écrit-il dans le second numéro de la revue Corps-Objet-Image, publication du TJP-Centre dramatique national de Strasbourg-Grand Est, qu’il dirige depuis 2012. Un lieu où il cherche à faire se côtoyer la parole d’artistes et celle de chercheurs, et à créer les conditions de la rencontre entre différentes pratiques artistiques. Un projet politique, selon lui, car attentif « à ce qui fait “autrement”, dans l’interdépendance sensible, où les choses et les êtres se transforment mutuellement ».
Envoûtant quatuor où le frottement entre marionnettes, danse, musique et arts plastiques donne vie à une belle fable sans paroles, cette pièce est un voyage onirique où le présent se confond avec l’antique, où le vivant se mêle à l’inanimé. C’est aussi la suite de Milieu (2016), la précédente création de Renaud Herbin, dans laquelle un pantin conçu par Paulo Duarte – comme tous ceux qui peuplent l’univers du marionnettiste – se débattait à l’intérieur d’un cylindre-castelet inspiré du Dépeupleur de Samuel Beckett.
Manipulée par le metteur en scène lui-même, la marionnette couleur bois ou ciment qui ouvre At the Still Point of the Turning World ressemble étrangement à celle de Milieu. Avec plusieurs centimètres en moins et un creux en forme d’escalier à la place du ventre, elle semble s’être échappée de sa prison après maintes souffrances. Elle considère ses fils et sonde les mains de l’artiste, qui voit dans la marionnette une manière de « regarder son propre corps de l’extérieur et d’en prolonger les possibles », ainsi que de « faire coexister les humains, les dieux, les animaux, les machines » et toutes sortes de choses en deçà du langage. Comme les 1 600 petits sacs en papier suspendus au gril, que Renaud Herbin et Aïtor Sanz Juanes transforment à vue grâce à un ensemble de câbles.
Une fois le pantin calé sur son dos comme avant un long voyage, l’artiste disparaît dans la semi-pénombre pour laisser la place à Julie Nioche. Sa quête personnelle d’une danse en relation avec le quotidien et le monde du soin est fondée sur la même ouverture et la même curiosité que le projet « Corps-Objet-Image » du théâtre. Portée par le son de la cithare et de l’électro, accompagnée d’un chant interprété en direct par Sir Alice, la danseuse prend la place de la marionnette parmi les sacs au contenu mystérieux. Elle se lance dans une exploration du « point de quiétude du monde qui tournoie », traduction par Claude Vigée du titre de la pièce, extrait d’un poème de T. S. Eliot dans Four Quartets, qui se poursuit avec ces vers : « Ni dans la chair ni désincarné ; ni provenance ni visée ; au point de quiétude, c’est là qu’est la danse ».
Tandis que Julie Nioche danse dans le paysage mouvant (on peut y voir une mer agitée, un champ, une montagne ou un ciel inquiétant) créé par Herbin et Sanz Juanes, le duo de manipulateurs déploie une gestuelle singulière. Très différente de celle, tout en lenteur et en équilibres subtils, de Julie Nioche, elle est tout aussi gracieuse. Après s’être substituée au pantin initial, celle-ci se confond avec les marionnettistes. En un rituel de métamorphose au cours duquel le banal devient « zone d’incertitude ». Espace de possibles et de poésie.