Dans le Donbass, guerre et nationalisme

À Donetsk, la région séparatiste de l’est du pays, règne une ambiance de propagande ultra-patriotique prorusse qui cache mal l’avenir précaire d’une « république » isolée. ­

Hugo Boursier  • 7 novembre 2018 abonnés
Dans le Donbass, guerre et nationalisme
Monument aux morts de la « grande guerre patriotique » contre les nazis, abîmé par les combats entre 2013 et 2014.
© Hervé Bossy

À l’été 2014, c’était un âpre champ de bataille. En quelques jours, la colline de Saur-Mogila, qui offre un point de vue stratégique sur la frontière russe, avait connu un pic de violences entre les troupes ukrainiennes et les forces séparatistes. À son sommet, l’obélisque érigé en 1963 pour célébrer la victoire, vingt ans plus tôt, de l’Armée rouge contre l’offensive nazie dans le Donbass s’était même effondré au terme des combats. Le 7 septembre 2018, au moment de la commémoration des 75 ans de cette même victoire, le calme paraît rétabli. Des dizaines d’enfants et de lycéens foulent la grande allée bordée d’épicéas, suivis de leurs mères, dont les voiles colorés remuent avec le vent. La journée est marquée par le passage de militaires et de conscrits, qui, après un défilé en musique, déposent des gerbes de fleurs en hommage à tous les civils et soldats tués depuis 2014.

Des morts, il y en a eu plus de 10 000 dans ce conflit, selon un rapport de l’ONU réalisé en 2017. Et ce malgré les accords de Minsk, qui avaient réuni en 2015 l’actuel président ukrainien, Petro Porochenko, Vladimir Poutine, Angela Merkel, François Hollande et les leaders des « républiques » de Donetsk et de Louhansk – les deux entités pro-russes qui ont pris le contrôle de l’est de l’Ukraine. Ces accords devaient notamment permettre la mise en place d’un cessez-le-feu et la création d’outils pour sécuriser la ligne de front. Mois après mois, ils n’ont pas pu empêcher la formation de ces deux « États » non-reconnus par la communauté internationale, lancée après un référendum d’autodétermination tenu en mai 2014.

Par ce vote, dont les bases démocratiques restent contestées, les administrations séparatistes s’emploient à diffuser leur idéologie en vue de s’enraciner. Mais l’instabilité demeure, comme le montre l’assassinat du chef de Donetsk, Alexandre Zakhartchenko, en plein centre-ville de la capitale autoproclamée, le 31 août dernier. Les autorités continuent cependant d’entretenir un sentiment patriotique exacerbé en contrôlant l’histoire de leur territoire, mais aussi ce qui se dit de lui : depuis 2015, la plupart des journalistes étrangers jugés trop critiques par le pouvoir en place sont interdits de territoire. Seuls les nouveaux venus peuvent encore y entrer. Même si la population n’est pas tout entière lancée à corps perdu dans l’avenir de la « République populaire de Donetsk » (RPD).

Vue d’Europe de l’Ouest, si la guerre semble gelée, la ligne de front demeure active localement et est régulièrement le théâtre d’échanges de tirs. C’est le cas à Spartak, un village proche de la capitale séparatiste, coincé à côté de la frontière avec le territoire ukrainien. Mille six cents habitants peuplaient cette zone résidentielle avant le conflit. Seuls quarante sont restés. Parmi eux, Galina Ivanova, avec son fichu sur le front et son râteau presque plus grand qu’elle. La retraitée s’autorise une pause dans son jardinage. « Ma fille et ses enfants se sont installés dans un appartement au centre-ville de Donetsk, car il n’y a ni électricité, ni gaz, ni eau courante ici », explique-t-elle, en assurant que la vie sur place reste « correcte pour une personne », grâce à sa retraite, aux aides de la Croix-Rouge et aux rations de bois et de charbon distribuées par le district.

Un peu plus loin, dans « la rue la plus populaire, où seules douze personnes sont encore là », vivent Vladimir et Svetlana. En 2014 et 2015, ces sexagénaires se réfugiaient dans leur cave, recouverte d’une plaque en tôle, avec leur fille, Marina, alors âgée de 15 ans. Encore aujourd’hui, ils passent tout l’hiver au sous-sol d’un autre bâtiment.

Des civils souffrent toujours de la guerre, même s’ils sont peu visibles. C’est le cas à Octabrsky, le quartier proche de l’aéroport, où des batailles sanglantes ont eu lieu jusqu’en janvier 2015. « Nous avons tout ce qu’il nous faut ici, mais que les Ukrainiens arrêtent de nous bombarder ! », demande une femme exaspérée devant sa maison dont un côté est recouvert d’une bâche en plastique. Idem à Petrovsky, dans le sud de Donetsk, où une trentaine de personnes âgées vivent dans un abri antiatomique datant de l’URSS. Si certaines d’entre elles préfèrent vivoter grâce aux aides des ONG et de particuliers, refusant de partir dans un dortoir collectif au centre-ville, où les plus jeunes vont chercher du travail, leur choix permet aussi aux autorités de les délaisser en périphérie.

Quand ce ne sont pas les ressources matérielles qui manquent, c’est une famille qui est séparée. Comme pour Lyudmila, ancienne employée de l’antenne ukrainienne de la BNP. « Les jeunes ici n’arrivent pas à trouver du travail. Ils préfèrent rejoindre l’armée, où ils sont sûrs de toucher un salaire, même si certains y vont par patriotisme. Quand mon fils a terminé ses études en Ukraine, il devait faire son service militaire à Donetsk. Il a refusé, donc maintenant, il est interdit de territoire. C’est à moi d’aller le voir. » Assise devant l’élégante bibliothèque de son salon, la retraitée trouve des points communs entre la situation actuelle et l’ère soviétique. « À l’époque, nous étions assez isolés, comme aujourd’hui : notre radio et nos chaînes de télé sont russes. Nos téléphones portables ne captent que le réseau local. On nous dit que le côté ouest de l’Ukraine nous déteste. Je suis sûre que ce n’est pas complètement vrai. »

La comparaison n’est pas un hasard. Le rapport à l’URSS est un sujet de tensions entre l’Ukraine et la RPD. Du côté de Kiev, ce passé jugé trop pesant est rejeté. Depuis 2015, le président Porochenko a promulgué des lois de « désoviétisation » qui interdisent les noms de rue communistes et ordonnent la démolition des monuments à la gloire des responsables soviétiques. Le parlement régional de Lviv, en Ukraine, a quant à lui interdit la vente de films et de livres en russe.

Cette bataille idéologique s’inscrit dans un contexte de nationalisme grandissant des deux côtés. À Donetsk, c’est la manière d’enseigner qui a évolué. Assise à côté de la directrice de l’école 115, Natalya, professeure d’histoire, observe un « réel tournant ». « Avant, nous enseignions une histoire générale de l’Ukraine. Tandis que maintenant, pour n’importe quelle époque, les programmes mettent en valeur le rôle du Donbass. Nous devons rendre chaque enfant fier d’être né ici ! » Elle précise que la Russie a participé, avec le ministère de l’Éducation, à la création de nouveaux manuels scolaires à partir de la 6e. Elle est suivie par Andreevna, une institutrice proposant un nouveau cours d’éducation morale et civique. « Cette année, nous avons préparé une vidéo intitulée “Impossible d’oublier”. Elle est dédiée à nos soldats qui combattent depuis 2014. Ce cours fait naître une vraie fibre patriotique chez les élèves », se félicite la jeune femme, dont la famille réside côté ukrainien. Les deux professeures ne précisent pas qu’elles gagnent moins de 10 000 roubles par mois, soit environ 130 euros. « Elles ont trop peur d’un contrôle par l’administration », confesse un observateur local.

Dans les rues de Donetsk, rares sont les carrefours qui ne portent pas de fanions sur lesquels on distingue des mains d’hommes noircies par le charbon. La région est connue pour son riche bassin minier. Mais, à partir de 2014, la guerre a freiné l’extraction et des puits ont fermé. De nombreux mineurs ont alors opté pour le treillis, et certains d’entre eux sont même entrés au Parlement. La figure du soldat est donc centrale dans la construction de la « nation » séparatiste, comme dans les centres « patriotiques et militaires », où des jeunes de 8 à 18 ans, en grande majorité des garçons, s’entraînent aux arts martiaux et au maniement des armes.

Sergueï a créé celui de Mospino, un village à trente kilomètres de Donetsk. Il en existerait une dizaine dans la région. Avec sa veste de camouflage, c’est lui qui encadre la trentaine de garçons inscrits pour la journée. « En 2014, nous avions créé une équipe de volontaires pour sécuriser nos rues. Les gens nous reconnaissaient grâce à notre écusson sur la manche. En 2015, nous avons étendu cette expérience de sécurité civile en ouvrant ce centre pour enfants », explique-t-il avant d’appeler ses troupes.Trente gamins sortent en ligne d’un bâtiment, tournent autour d’une place et observent une minute de silence. Ici, on se salue en croisant les avant-bras. Tous portent un tee-shirt orange qu’ils peuvent perdre s’ils ne se comportent pas bien à l’école, comme pour écarter du groupe les éléments désobéissants. « Le but de ce lieu est d’éduquer les jeunes pour qu’ils deviennent des personnes honorables et soient de vrais patriotes. Ils doivent agir pour l’intérêt d’une communauté, d’un village ou du pays. »

Une fois dans le gymnase, ces soldats en herbe, dont les plus âgés ont à peine 15 ans, courent autour du terrain et organisent des combats, parfois de trois contre un. « Je leur demande d’enlever leurs chaussures pour qu’ils soient habitués à se battre sur des surfaces glissantes », précise Sergueï. Puis vient le désassemblage d’un fusil-mitrailleur, à réaliser seul devant les autres, en moins de 45 secondes. Les enfants, interrogés devant leur chef, disent être entrés dans le centre pour devenir plus forts et savoir se battre. En sortant, la plupart affirment vouloir être soldats. Certains, minoritaires, restent muets et à l’écart. Ils n’ont pas le tee-shirt orange.

Si la figure du soldat est valorisée dès l’école et lors des rares activités périscolaires, elle s’impose aussi dans des trajectoires de vie qui n’étaient pas destinées à susciter cette vocation, comme pour George, qui était journaliste avant de devenir conducteur de tank. « Je n’ai même pas le permis voiture », dit-il en riant, plissant les yeux dans un nuage de tabac. « J’ai beaucoup lu Hemingway. Il m’a donné envie d’être reporter. » Quand il a constaté la violence des manifestations pro-européennes de la place Maïdan, à Kiev, en 2013, il a fui vers Donetsk. « Après le conflit, c’est sûr, je quitterai l’armée. Très peu de personnes s’attendaient à prendre les armes. Plus tard, je voudrais travailler dans le cinéma. » Est-il déçu de la situation actuelle ? Trois secondes passent, puis il reprend : « Le vrai révolutionnaire est guidé par des sentiments d’amour, disait Che Guevara. Mais le fruit de sa lutte est récupéré par des cyniques. »

Comme George, nombre de jeunes, notamment les étudiants, ne veulent pas rester à Donetsk, faute d’opportunités. Certains aimeraient partir en Europe de l’Ouest ou en Russie. Beaucoup d’affichettes collées au mur proposent du travail chez « le grand frère » à l’Est. C’est ce dernier qui soutient financièrement toutes les infrastructures de la région, comme dans le domaine médical. Une dépendance que l’Ukraine condamne fermement. Quiconque a participé à l’action séparatiste peut être accusé de terrorisme.

Monde
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