Dorothea Lange : rude Amérique
Le Jeu de paume, à Paris, propose une rétrospective du travail de Dorothea Lange, qui s’appuie sur des images connues, d’autres moins, soulignant la démarche d’un pilier de la photo documentaire.
dans l’hebdo N° 1529 Acheter ce numéro
À l’orée des années 1930. Années de crise. Confortablement installée dans son studio, Dorothea Lange (1895-1965) observe la misère qui se déploie sous ses fenêtres. Le pavé de San Francisco est alors battu par les sans-abri, dans un pays comptant plus de quatorze millions de chômeurs. En bas de chez elle, on sert une soupe populaire. Une veuve de la classe ouvrière distribue un repas aux plus démunis ; un homme tourne le dos à la foule, les mains jointes autour de son gobelet, un chapeau sur la tête, barbe naissante. Tout juste un homme oublié dans la ville, un individu, parmi d’autres traîne-savates, The White Angel Breadline. Tout l’envers du rêve américain. Des hommes affalés sur le trottoir, repliés sur eux-mêmes, sur le seuil d’une église, des manifestants encadrés par des agents de police, des clochards endormis ou fumant une cigarette dans le désœuvrement, compagnons du roi Misère. Dorothea Lange rend compte des vulnérabilités, compatissante à l’évidence, témoin d’une société disloquée, anéantie par la Grande Dépression.
C’est en bas de chez elle, mais peut-être tombe-t-elle de haut. Lancée dans la photographie en 1918, Lange s’est bâti une réputation de portraitiste, tirant des clichés de riches industriels, de commerçants aisés, de familles bourgeoises. L’activité tourne bien pour cette jeune femme qui songe ne rien faire de « phénoménal ». Quand elle prend la rue, elle braque d’emblée son objectif sur les déshérités, les victimes, confrontés à la survie quotidienne. Ce qu’on appellera la photo documentaire.
La crise des années 1930 représente la première partie de cette vaste rétrospective, riche d’environ cent trente tirages, auxquels s’ajoutent des centaines de microfiches sur présentoir. Une rétrospective partagée entre la crise, le récit de la migration, les chantiers navals, l’internement de citoyens et la justice à travers un avocat commis d’office.
Loin de l’intimité du studio, les premières images de la photographe dans la rue aux abois ne passent pas inaperçues. Économiste, Paul Schuster Taylor (qui deviendra son mari) illustre ainsi par ses clichés les articles qu’il consacre à une importante grève maritime en septembre 1934, dans une revue à caractère sociologique, Survey Graphic. L’année suivante, Lange suit Taylor sur le terrain pour capter la situation des migrants fuyant le Middle West vers la Californie rurale, collabore avec les agences gouvernementales dans le cadre du New Deal, travaille au sein de la Farm Security Administration (FSA), qui ambitionne un réaménagement rural et le développement de programmes destinés à favoriser l’emploi.
Sillonnant les routes américaines, Lange parcourt vingt-deux États, s’arrêtant à chaque baraque de fortune. En guise de légende, elle glisse des bribes de témoignages recueillis, des mots qui disent la détresse et l’impuissance de ces gens qui n’ont plus d’endroit où aller – blancs ou noirs. Un homme de dos sur la route, un baluchon à la main, des abris fragiles, des fermiers démunis, des saisonniers rongés par le doute, des ramasseurs de coton titubants, des ouvriers itinérants, pantins désarticulés et transis qui trouveraient écho dans Les Raisins de la colère et Manhattan Transfer.
Parmi ces cadrages particulièrement soignés, souvent en contre-plongée, figure la fameuse Migrant Mother (la mère migrante), en 1936. Une femme aux traits marqués, la peau tannée par le soleil, ses enfants blottis contre elle. Soit une icône de la maternité. C’est le gros plan d’une série embrassant toute une famille abritée sous une toile, en Californie. On apprendra plus tard que cette mater dolorosa, largement diffusée dans la presse (et à laquelle l’exposition fait la part belle, affiche comprise), Florence Thompson, identifiée en 1979, d’origine cherokee, en rien migrante, se trouvait là par hasard après une panne de voiture, près d’un camp de cueilleurs de pois. Cela indique peut-être les limites de la photographie documentaire, le mode d’emploi de Dorothea Lange, qui négocie à son gré avec l’espace et son sujet. « Pour moi, confiait-elle, la photographie documentaire est moins une question d’approche. L’important n’est pas ce qui photographié mais comment. »
Semblable démarche animera les reportages suivants, où le modèle est toujours enraciné dans son environnement. Qu’il s’agisse des chantiers navals de Richmond, centre industriel multiethnique, où Lange saisit l’isolement et la solitude des ouvriers, ou bien des camps où sont internés des Américains d’origine japonaise résidant sur la côte Pacifique, à la suite de l’attaque de Pearl Harbour.
Cette série constitue sans doute le volet le plus intéressant de la rétrospective : peu d’images ont circulé. Elle correspond à une commande de l’armée américaine, qui entendait démontrer que ces personnes étaient bien traitées. Restent à l’image de tristes hères hébétés, des vieillards paumés, des mômes étiquetés, des piles de bagages dans l’attente d’un départ contraint. Lange ne cache pas son empathie, ne dissimule rien de la violence psychologique. Ce n’est pas du goût de l’armée américaine. Ces images ne seront pas publiées avant 2006, et elles n’avaient jamais été exposées en France.
C’est avec la même application que Dorothea Lange, dans les années 1950, s’attache à suivre un avocat commis d’office du tribunal à la prison, non sans interroger les préjugés raciaux. C’est sur les injustices de la justice que se clôt une rétrospective lumineuse et dense, trop dense sans doute, manquant parfois de pédagogie et décontextualisée : elle fait ainsi l’impasse sur le poids de Lange dans la photographie documentaire par rapport à Walker Evans ou Lewis Hine, voire Eugene Smith, tout autant impliqués pour rendre compte du désastre alentour.
Dorothea Lange, politiques du visible, Jeu de paume, Paris VIIIe, jusqu’au 27 janvier.