Farouk Mardam-Bey : « La situation échappe à Bachar »

Coauteur d’un ouvrage qui vient de paraître, Farouk Mardam-Bey dresse un état des lieux de la crise syrienne après plus de sept ans de conflit.

Denis Sieffert  • 21 novembre 2018 abonné·es
Farouk Mardam-Bey : « La situation échappe à Bachar »
© photo : Des soldats russes et syriens tiennent un poste de contrôle nà l’est d’Idlib, le 20 août 2018. crédit : GEORGE OURFALIAN AFP

Aidé par ses alliés russes et iraniens, Bachar Al-Assad a réussi à se maintenir au pouvoir en Syrie et à l’emporter militairement contre la rébellion sur le terrain. Mais, comme l’analyse ici Farouk Mardam-Bey, sa victoire est très partielle dans un pays occupé par quatre puissances étrangères et presque totalement détruit.

Voyage au centre du système Assad

Trois des meilleurs connaisseurs de la Syrie, Farouk Mardam-Bey, qui fut longtemps directeur de la Revue d’études palestiniennes, Subhi Hadidi, éditorialiste au quotidien Al-Quds Al-Arabi, l’un et l’autre syriens, et le politologue libanais Ziad Majed, nous font pénétrer dans les arcanes de la famille Assad. D’où vient cette incroyable propension à la violence contre son peuple ? Sur quels réseaux s’appuie le régime ? Comment s’est constitué cet empire mafieux ?

Les auteurs retracent les étapes de la formation d’un dictateur que rien ne préparait à la fonction. Bachar, le fils, surpassant finalement en cruauté Hafez, le père. Ils mettent en évidence l’incroyable cynisme d’un pouvoir expert en manipulation qui est parvenu à diaboliser son opposition, jusqu’à instrumentaliser le jihadisme qu’il prétend combattre. Ils s’interrogent : comment un tel régime a-t-il pu recevoir le soutien, en Occident, d’une partie de la gauche dite « anti-impérialiste » ? Un essai très informé qui constitue une réponse cinglante à ceux qui ont osé prétendre qu’on ne savait pas. Et à ceux, souvent les mêmes, qui ont nié la réalité sociale et démocratique du soulèvement. z D. S.

Dans la tête de Bachar al-Assad, Subhi Hadidi, Ziad Majed et Farouk Mardam-Bey, Solin/Actes Sud, 200 pages, 18,80 euros.

Vous insistez beaucoup dans votre livre (voir encadré ci-contre) sur l’appartenance confessionnelle des Assad, qui a joué un grand rôle dans l’accession au pouvoir et le maintien de Bachar…

Farouk Mardam-Bey : Avant même l’arrivée au pouvoir d’Hafez Al-Assad, en 1970, la tendance à profiter de l’Asabiya – l’esprit de corps confessionnel – était déjà marquée chez les baasistes qui ont fait le coup d’État de 1963. On parlait alors des « officiers alaouites ». Pour asseoir son régime, Hafez Al-Assad a eu recours au même procédé. Il a « alaouisé » la hiérarchie de l’armée. Il a créé une milice de 50 000 hommes confiée à son frère, qui avait recruté essentiellement chez les alaouites. Il faut dire que cette communauté était cimentée par d’anciens souvenirs de discriminations sous les Mamelouks et les Ottomans. Mais Hafez y a aussi fait le ménage, jetant même en prison son frère d’armes, Salah Jedid, mort derrière les barreaux. Il a ensuite élargi son pouvoir en assujettissant l’appareil religieux sunnite.

Une partie de la gauche française reste dans l’illusion de l’idéologie sociale du parti Baas. Qu’en est-il en réalité ?

Le parti fondé en 1947 a réussi à avoir une base sociale assez importante dans les campagnes, mais aussi dans certaines classes urbaines et chez les étudiants. C’est au départ un parti nationaliste au sens de la nation arabe unie par la langue, avec une influence fasciste, sauf pour les fondateurs Michel Aflak et Salah Al-Bitar. Mais les mots d’ordre « unité, liberté, socialisme » sont évidemment très attrayants. En fait, avec Hafez, on est vite arrivé à un moment où le parti Baas a dirigé la société et l’État, et à un régime calqué sur ceux d’Europe de l’Est. Puis, peu à peu, entre 1973 et 1980, la personne d’Hafez Al-Assad est devenue sacrée et placée au-dessus de tout. Mais parler de « socialisme » était toujours très porteur.

L’idée persiste aussi que Bachar, à son arrivée au pouvoir, en 2000, a libéralisé le système…

Il a libéralisé au sens économique, mais qu’a-t-il fait politiquement ? Il a autorisé des clubs de discussion, mais ceux-ci ont dépassé ce qu’il pouvait imaginer. Ils se sont multipliés et, surtout, on a commencé à parler de ce qui était interdit : le massacre de Hama en 1982 (1), le confessionnalisme, la personne d’Assad. Et des demandes de réformes ont commencé à s’exprimer. Bachar a parlé de réformes économiques et administratives, mais des pétitions affirmaient que cela n’avait aucun sens sans réforme politique. Dès 2001, excédé, il a arrêté ces clubs. Ça ne l’empêche pas de continuer à parler de démocratie, mais il philosophe sur le sujet : « Qu’est-ce que la démocratie ? Ce n’est pas les élections, ni la liberté de la presse… »

Pour la droite française, Bachar est le protecteur de la minorité chrétienne.

Il est vrai qu’il y a un sentiment de peur profond et sincère chez beaucoup de chrétiens. À cela, plusieurs raisons. Peu à peu, la proportion de chrétiens a diminué. Ils étaient 15 % en 1946 et ont bénéficié d’une sorte de discrimination positive en échange d’un soutien politique. En 2011, ils étaient estimés à moins de 5 %. Pour des raisons démographiques, mais aussi parce que les jeunes chrétiens ont émigré, surtout vers le Liban, car ils travaillaient dans des professions liées à l’économie libérale. Ils ont évidemment été inquiétés par l’islamisation de la société. Au moment du soulèvement de 2011, ils ont pensé que mieux valait un régime dur, dictatorial et corrompu que les islamistes.

Est-il vrai que Bachar fait barrage au jihadisme et au terrorisme ?

D’abord, il faut rappeler que le régime a souvent lui-même utilisé le terrorisme. Pas toujours islamiste, mais parfois. Il a soutenu des mouvements anti-Arafat, notamment Abou Nidal (2). Par ailleurs, soutenir des mouvements jihadistes n’a jamais posé de problème à Hafez. Quant à Bachar, dès 2003, il a envoyé des jihadistes, parfois d’Al-Qaida, en Irak, où ils ont fait des ravages. Le message était à destination des Américains : n’essayez pas de faire en Syrie ce que vous faites en Irak. Après le soulèvement de mars 2011, et dès le mois de juin, il a libéré des chefs jihadistes qui ont mis la main sur des zones libérées. Abu Mohammed Al-Joulani (3), qui est aujourd’hui à Idlib, est l’un d’eux. Ils ont été libérés pendant que le régime arrêtait les démocrates et les liquidait.

Le régime a évidemment beaucoup soutenu l’argument du complot venu de l’extérieur. Est-ce crédible ?

Il n’est pas vrai que les pays occidentaux voulaient la perte de Bachar. Souvenons-nous de l’invitation de Nicolas Sarkozy, le 14 juillet 2008. Obama voulait aider Bachar dans l’espoir de l’éloigner de l’Iran. En 2006, l’émir du Qatar est même venu parader avec les dirigeants du Hezbollah dans le sud de ­Beyrouth. Et, après le soulèvement de mars 2011, le Qatar a mis plusieurs mois avant de tourner. Quant à l’Arabie saoudite, elle est, par principe, contre tout soulèvement dans le monde arabe. Ce qui est vrai, c’est que l’image souriante du soulèvement du « printemps arabe » n’a pas duré au-delà du mois d’août 2011. La répression et l’occupation de Hama et de Deir Ez-Zor par l’armée régulière ont entraîné une militarisation du soulèvement. Le besoin d’armes a poussé une partie de l’armée libre vers l’influence de pays du Golfe. La militarisation a entraîné l’internationalisation du conflit et fait le jeu des islamistes.

Où en est-on aujourd’hui ?

Le régime a pris le dessus, mais pas partout. La région à l’est de l’Euphrate, peu peuplée mais où sont les réserves en pétrole, lui échappe. Le nord est dominé par le PYD Kurde. Et il y a dans cette même région une présence américaine. Il y a, bien sûr, le département d’Idlib, où le régime a déplacé des milliers de gens. Trois millions de personnes y vivent actuellement. Aujourd’hui, la Syrie est un pays occupé par les Russes, les Iraniens, les Américains et les Turcs, qui sont au nord. La situation échappe à Bachar. Significativement, l’accord entre la Russie et la Turquie sur Idlib s’est négocié sans lui. Enfin, Israël n’est, certes, pas présent en Syrie, mais les bombardements contre toute avancée du Hezbollah n’ont pas cessé.

La fédéralisation est-elle une hypothèse sérieuse ?

Mais sur quelles bases ? On pouvait l’imaginer sur des bases confessionnelles, mais il n’y a guère que le djebel druze qui soit homogène. Même dans la région de Lattaquié, fief traditionnel des Alaouites, il n’est plus évident que la majorité soit encore alaouite, en raison de l’arrivée massive de réfugiés de l’intérieur. On est donc dans l’impasse. On parle d’une constitution, mais Assad n’en veut pas. Les Russes sont favorables à un retour des réfugiés parce qu’ils veulent la normalisation. Mais un retour où ? Cela suppose une reconstruction. Or, les Russes n’ont pas d’argent. Il faut donc se tourner vers les pays du Golfe. Et il n’y a pas que les six millions de réfugiés à l’extérieur, il y a aussi les huit millions de déplacés de l’intérieur, chassés de la Ghouta, de Homs ou d’Alep.

Le régime brandit la menace de la loi « 10 » de confiscation des biens de ceux qui ne reviennent pas, mais ceux-là savent qu’ils risquent d’être arrêtés ou tués. N’oublions pas que, depuis 2011, il y a eu 200 000 prisonniers et 85 000 personnes enlevées dont on connaît les noms et les visages.

Les Russes peuvent-ils lâcher Bachar ?

Ils le feront s’ils ont une autre solution. On parle parfois d’officiers qui seraient moins corrompus que les autres, mais tout cela est très ambigu.

Après tant de crimes et de tortures, faut-il croire en la justice internationale ?

Tôt ou tard, cela arrivera. On a vu ce qui s’est passé au Chili et en Argentine, où il y a eu un travail de mémoire. Alors qu’au Brésil, au contraire, il y a eu une amnistie, et on voit ce qui s’y passe aujourd’hui.

Comment expliquez-vous les ambiguïtés d’une partie de la gauche française dans le conflit syrien ?

Il y a d’abord un incroyable déni de réalité. Rien n’est vrai, tout est de la propagande américaine. Il y a un déni de la situation sociale et politique intérieure, comme si tout venait de l’extérieur. C’est exactement le discours de Bachar.

(1) Répression d’une insurrection des Frères musulmans par les troupes de l’armée syrienne, qui a fait entre 10 000 et 40 000 morts, selon les estimations.

(2) Mercenaire palestinien à la solde de Damas et de Bagdad dans les années 1980. Il a assassiné des dirigeants de l’OLP.

(3) L’un des fondateurs d’Al-Nosra.

Farouk Mardam-Bey Directeur de la collection Sindbad aux éditions Actes Sud.

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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