Israël-Palestine : aux origines du conflit, la déclaration Balfour

S’il fallait dater le début de cette histoire, ce serait assurément le 2 novembre 1917, quand le Royaume-Uni a pris position en faveur d’un foyer national pour le peuple juif en Palestine.

Paul Delmotte  • 1 novembre 2018 abonné·es
Israël-Palestine : aux origines du conflit, la déclaration Balfour
La couverture du hors-série Politis-Orient XXI, paru en octobre-novembre 2018.

Un hors-série Politis et Orient XXI

Dans ce hors-série paru en 2018, Politis et Orient XXI retraçaient l’histoire complexe des relations entre Israël et Palestine. Un numéro exceptionnel à retrouver sur notre boutique.


Le 2 novembre 1917, le ministre des Affaires étrangères britannique Arthur James Balfour adressait une « lettre d’intention » au député conservateur et banquier Lionel Walter Rothschild, ami de Haïm Weizmann, leader de la branche britannique de l’Organisation sioniste mondiale (OSM) et futur premier président de l’État d’Israël, le véritable destinataire de la missive. Le 8 novembre, la lettre paraîtra dans la presse britannique, avant d’entrer dans l’histoire comme la « déclaration Balfour ». Que disait cette lettre ?

« Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant bien entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non juives ou aux droits ou aux statuts politiques dont les juifs jouissent dans tout autre pays. »

L’expression « foyer national en Palestine » témoigne de la prudence du gouvernement britannique quant à un engagement clair au sujet d’un État juif et de son étendue. À l’époque, les projets de Haïm Weizmann et de Lionel Walter Rothschild étaient combattus jusqu’au sein du cabinet par des représentants de l’establishment juif britannique, en particulier par Lord Edwin Samuel Montagu (1879-1924), secrétaire d’État à l’Inde. Les juifs hostiles au sionisme étayaient leur opposition de considérations « pratiques » : étroitesse et pauvreté du territoire, difficultés climatiques, « problème arabe »… Ils s’opposaient aussi à « la théorie sioniste d’une nationalité [juive] sans patrie, qui aurait pour effet de transformer les Juifs en étrangers dans leur pays natal [et qui] mettrait les Juifs en péril dans tous les pays où ils avaient obtenu l’égalité ». Qui, enfin « engagerait les Juifs “palestiniens” [60 000 à l’époque] dans des luttes à mort avec leurs voisins d’autres races (1) ».

1

Histoire du sionisme, Calmann-Lévy, 1973, p. 215.

Expression de cet establishment, le Conjoint Committee considérait que le sionisme « n’apportait aucune solution à la question juive là où elle se posait » et, plus encore, craignait que « la création d’un État juif en Palestine ne nuisît inévitablement à la situation des Juifs de la diaspora et ne mette en péril les droits qu’ils avaient acquis ». Ces craintes se voyaient par ailleurs décuplées, rappelle Arno J. Mayer, par les conséquences des pogroms en Russie : « Craignant que cet afflux d’étrangers (les Ostjuden, les réfugiés juifs d’Europe de l’Est) ne provoque une recrudescence de la judéophobie, la communauté anglo-juive bien établie soutint des lois qui limiteraient l’immigration en provenance d’Europe orientale […] tout en mettant sur pied des organisations caritatives (2). »

2

La Solution finale dans l’histoire, La Découverte, 2002, p. 72.

Il est piquant de constater ici que ses sympathies pour le sionisme n’empêchèrent pas Arthur James Balfour d’édicter en 1905, en tant que Premier ministre, des mesures anti-immigration (l’Aliens Act) visant les juifs qui quittaient la Russie tsariste. Au tournant du siècle, en effet, quelque 2,5 millions de juifs fuirent la misère et les pogroms. Principalement à destination des États-Unis, certes, mais près de 150 000 s’installèrent en Angleterre, notamment dans le quartier londonien de l’East End. Ce qui provoqua en 1902 et 1903 des vagues de violence antisémite.

La déclaration Balfour fut en fin de compte prise grâce à un compromis sémantique, le fait de ne pas évoquer un « État juif » satisfaisant les opposants juifs au projet : « l’établissement de la Palestine comme foyer national des juifs » fut changé en « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ».

Calculs britanniques

La question des motivations du gouvernement britannique à soutenir le projet sioniste a suscité divers débats. S’agissait-il, comme certains l’avancent, de pousser les juifs allemands et austro-hongrois à se détacher de leurs gouvernements ? Mais le patriotisme des communautés juives des pays belligérants et la rivalité déployée par les différents gouvernements européens en vue de séduire leurs mouvements sionistes relativisent cette thèse.

Invoquée de façon plus récurrente, l’idée de freiner la radicalisation de la révolution russe, dont de nombreux dirigeants étaient d’origine juive, et d’empêcher la défection de la Russie sur le front européen oriental, a plus que probablement joué dans les considérations britanniques. Ces attentes, dues aux idées déjà courantes à l’époque sur le « pouvoir occulte » des juifs, n’en paraissent pas moins peu réalistes. En effet, les bolcheviks rejetaient le sionisme, qui « détournait les travailleurs juifs de la lutte sociale aux côtés de leurs camarades non juifs ». Et l’on sait aussi que l’une des raisons de la radicalisation croissante de l’opinion russe après la révolution de février 1917 fut précisément le refus de rester dans la guerre.

En 1930, Winston Churchill rappellera que la déclaration ne devait « pas être regardée comme une promesse faite pour des motifs sentimentaux, [mais qu’elle] était une mesure pratique prise dans l’intérêt d’une cause commune » : à savoir que le mouvement sioniste « n’était nulle part plus visible qu’aux États-Unis » et que « ses talentueux dirigeants et ses nombreuses ramifications » exerçaient une « influence appréciable » sur l’opinion américaine. On retrouve ici, certes, le franc-parler – et le cynisme – de Churchill. Le Vieux Lion rejoint l’historien Walter Laqueur pour qui, à l’époque, « seul le poids incontestable que le mouvement sioniste avait acquis chez l’allié américain retenait l’attention britannique ».

Réticences américaines

On assiste en effet à une montée en puissance du mouvement sioniste aux États-Unis pendant la Grande Guerre. De 5 000 membres en 1914, ses effectifs auraient atteint les 150 000 membres en 1918, sur une communauté juive qui devait avoisiner à l’époque les 4 millions. Cette montée en force était notamment due à Louis Brandeis, le premier juif à devenir juge à la Cour suprême (1916). Or, Brandeis était un proche du président Thomas -Woodrow Wilson. Et son prestige était utilisé par les dirigeants sionistes britanniques comme Haïm Weizmann dans leurs tractations avec un cabinet britannique soucieux d’entraîner les États-Unis dans la guerre.

Ce dessein serait une autre motivation de la déclaration Balfour, la promesse d’un foyer national juif étant censée aider le président Wilson, appuyé par la communauté juive américaine, à s’opposer aux « isolationnistes ». Mais cette entrée en guerre avait déjà eu lieu le 6 avril 1917, sept mois avant la lettre à Lord Rothschild. Cependant, rappelle utilement Laqueur, aux États-Unis, « les masses juives » étaient « antirusses », la politique antisémite de l’empire tsariste étant régulièrement dénoncée. Et la majorité des juifs états-uniens se félicitaient donc des défaites russes face à Berlin.

Il fallut attendre 1916-1917 pour qu’une évolution se fasse sentir : plus que le naufrage du Lusitania (mai 1915) et malgré l’émotion considérable qu’il suscita aux États-Unis toutes populations confondues, ce fut avec la guerre sous-marine à outrance menée par les Allemands à partir du début de 1917 et le torpillage du Vigilentia, le 6 avril, que les esprits évoluèrent nettement en faveur de -l’Entente. Enfin, ce fut l’égalité des droits octroyée aux juifs de Russie par la révolution de février 1917 qui priva les juifs américains de l’essentiel de ce qui motivait leur pacifisme et leur isolationnisme : l’hostilité à la Russie tsariste…

Il convient cependant de ne pas antidater le soutien que les États-Unis ont porté au mouvement sioniste. Les diplomates états-uniens en poste dans l’Empire ottoman, reconnaît Walter Laqueur, jouèrent au tournant du siècle un rôle important dans la protection du Yichouv – la communauté juive en Palestine d’avant 1948 – naissant. Cela fondait-il pour autant une politique états-unienne vis-à-vis du mouvement sioniste ? Laqueur rappelle qu’en septembre 1917 – deux mois avant la déclaration Balfour – les Britanniques « sondèrent » Wilson au sujet d’une déclaration favorable au projet sioniste. Or, celui-ci refusa de s’engager. Ce qui, nous dit l’historien, fut « une douche froide pour les sionistes ». Plus : l’année suivante, le président présenta ses « quatorze points » dans lesquels il dénonçait la diplomatie secrète de ses alliés européens.

Enfin, lorsque les désaccords franco-britanniques au sujet de la Syrie devinrent manifestes au cours de la conférence de la paix, Wilson proposa la mise sur pied d’une commission d’enquête – la commission King-Crane – chargée, sous l’égide de la Société des nations (SDN), de recueillir l’avis des populations locales. Commission à laquelle Paris et Londres refusèrent de participer et dont les conclusions allèrent totalement à l’encontre des aspirations sionistes. Le rapport King-Crane mit en effet en garde quant aux objectifs d’un État juif et d’une immigration juive illimitée face à des sentiments antisionistes « intenses » en Syrie et en Palestine. Il jugea aussi que l’imposition de la déclaration Balfour serait « une violation flagrante du principe [d’autodétermination] et des droits de la population ». Il préconisait par ailleurs le maintien de l’unité de l’ensemble « grand-syrien » et insistait sur la nécessité d’y établir une puissance mandataire unique…

Il serait donc outrancier de voir dès cette époque à l’œuvre aux États-Unis plus que des sentiments, encore vagues, de sympathie envers le sionisme. D’autant que, avec le rejet par le Congrès américain de la SDN, leur refus de ratifier le traité de paix de Versailles (1919), le retour à l’isolationnisme et à l’America first !, les États-Unis ne reviendront au Proche-Orient qu’à la fin des années 1920, dans le sillage de leurs compagnies pétrolières. Et jusqu’à la veille du second conflit mondial, leur préoccupation pour la Palestine et le conflit qui y couvait sera d’autant moins grande que, pendant toutes ces années qui suivirent la déclaration Balfour, le mouvement sioniste se verra profondément divisé entre sionisme européen et sionisme nord-américain.

En 1921, Weizmann démettra Brandeis de ses fonctions de président de l’organisation sioniste américaine. Brandeis, en bon Américain et fidèle aux principes du libéralisme, rejetait en effet toute tutelle d’une OSM « posant les Juifs en nationaux différents des autres, […] ne voulait entendre parler que d’investissements rentables » en matière de colonisation en Palestine et voulait façonner « un Yichouv urbain et industriel ». Ceci alors que le sionisme européen prônait, par souci de contrôler la terre, un Yichouv agricole. Désavoué par l’OSM, le sionisme américain, lui-même déchiré, réduira drastiquement sa contribution financière à la « centrale » sioniste.

Protéger le canal de Suez

En fait, début novembre 1917, c’est bien la France qui était au centre des -préoccupations de Londres. Présenter aux États-Unis une proposition « altruiste » cadrant avec les droits des peuples chers à Wilson – un « foyer national pour le peuple juif » – apparaissait bien utile dans le bras de fer avec Paris. Voilà qui aide à comprendre la raison fondamentale de la déclaration. En 1915 déjà, Sir Herbert Samuel, cousin prosioniste de Lord Montagu, déclarait lors d’une réunion du cabinet que « l’établissement d’une grande puissance européenne [la France] si près du canal de Suez serait une permanente et formidable menace pour les lignes de communication essentielles de l’Empire ». Est-ce cette clairvoyance qui en fera le premier haut-commissaire britannique de la Palestine mandataire ?

Face à la France, Londres bénéficiera du soutien du mouvement sioniste. Dès 1914, Haïm Weizmann ne faisait-il pas valoir aux Britanniques que, « si la Palestine tombe dans la sphère de l’influence britannique et si la Grande-Bretagne [y] encourage l’établissement des Juifs, en tant que dépendance britannique, nous pourrons avoir d’ici vingt-cinq ou trente ans un million de Juifs ou davantage ; ils […] formeront une garde effective pour le canal de Suez » ?

Dans les faits, les tractations au sujet du Proche-Orient arabe se limiteront rapidement à un dialogue-affrontement entre Français et Britanniques et à la seule question des territoires « syriens ». L’avenir de la « Syrie » constituait en effet la pierre d’achoppement de discussions qui portaient essentiellement sur les limites du territoire revendiqué par la France : quelle frontière entre les zones d’influence française et britannique ? Quelle frontière entre le Liban et la Palestine ?

Fin 1918, la France cédait le vilayet (la province) de Mossoul au Royaume-Uni en échange d’un appui à ses revendications sur la Cilicie et la Syrie. Paris renonçait à revendiquer la Galilée et obtenait une participation française dans la Turkish Petroleum Company en empochant les 25 % de sa part allemande d’avant-guerre. Le gisement de Mossoul assurera l’approvisionnement en pétrole de la France jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

En ce qui concerne la Palestine, on renoncera bientôt à l’internationalisation au profit d’un mandat britannique incluant la Trans-jordanie. La conférence de San Remo (19-26 avril 1920) entérinera la création de mandats : la France au Liban et en Syrie, le Royaume-Uni en Irak et en Palestine, Transjordanie incluse. Et, par conséquent, la trahison des promesses faites aux alliés arabes d’un royaume arabe. Décisions qu’entérinera le traité de Sèvres (10 août 1920). Sèvres confiera aux Britanniques, parmi leurs autres tâches mandataires, celle d’œuvrer à l’établissement d’un « foyer national » pour les juifs en Palestine. Ce sera là une première consécration internationale de la déclaration Balfour, à laquelle s’ajoutera celle de la SDN qui votera, en juillet 1922, les dispositions de Sèvres.

Dans la « cage de fer » coloniale

Rashid Khalidi a montré en quoi le mandat britannique en Palestine formera une « cage de fer » pour les aspirations des Arabes de Palestine. Un carcan « précisément conçu pour exclure le principe et la mise en œuvre d’un gouvernement représentatif en Palestine, ainsi que toute modification constitutionnelle allant dans ce sens ». La déclaration Balfour assurait que « rien ne [serait] fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non juives ». En effet, l’important ici était « les droits civils et religieux ». Il ne sera jamais question des droits politiques de la population arabe palestinienne.

Voilà qui permet de relativiser l’argument fréquemment brandi selon lequel le Yichouv aurait mené, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une guerre d’indépendance et de « libération nationale » contre les Britanniques. Cela dans le but de balayer le reproche selon lequel Israël serait un « fait colonial ». Un autre argument couramment utilisé est d’invoquer dans le cas du sionisme, à l’opposé des cas « classiques » de colonisation, l’absence de « métropole ». En fait, le projet sioniste eut bien une « métropole », collective et européenne.

Concluons avec Laqueur : « Si l’Europe n’avait été le théâtre d’une exacerbation de la haine antijuive, le sionisme pourrait fort bien n’être encore qu’une petite secte philosophico-littéraire de réformateurs idéalistes. » Et l’historien précise : « Même la déclaration Balfour n’obtint pas le succès escompté auprès des masses juives. Après 1918, le nombre d’immigrants juifs venant d’Europe centrale se comptait par centaines et non pas par milliers, et il n’en vint pour ainsi dire aucun d’Europe occidentale et des États-Unis ». C’est l’antisémitisme du Vieux Continent et son paroxysme nazi, peu après que les États-Unis eurent limité drastiquement l’immigration, qui démultiplièrent les vagues d’immigration juive en Palestine. Ce furent les Britanniques qui écrasèrent la grande révolte palestinienne de 1936-1939. Sans eux et l’appui de l’Europe, le projet sioniste serait resté lettre morte.

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