La Commune sauvée de l’oubli
L’histoire de la révolution parisienne a été peu enseignée avant les travaux de Jacques Rougerie dans les années 1970. Henri Guillemin, historien « iconoclaste », y a consacré un ensemble de vidéos passionnant.
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Vive la Commune ! L’année dernière encore, au cœur du mouvement contre Parcoursup et la réforme du statut des cheminot·e·s, l’hymne à 1871 venait braconner les murs de Paris. En 2016, la place de la République, où se tenaient les assemblées de Nuit debout, avait été rebaptisée « place de la Commune ». La mémoire de la Commune n’est pas morte et s’invite dans de nombreuses mobilisations. Les éditions ou rééditions des souvenirs des différents communards, hommes et femmes, se multiplient, tels Souvenirs d’une morte vivante, de Victorine Brocher, ou L’Histoire de la Commune de 1871, de Prosper-Olivier Lissagaray (1).
Un regain d’une extrême gauche autogestionnaire ? Pas seulement. La Commune fut plurivoque : antimilitariste et patriotique à la fois. Les héritiers des traditions révolutionnaires françaises mais aussi les anarchistes proudhoniens et les socialistes internationalistes s’y retrouvèrent, parfois s’y affrontèrent. Cette complexité favorise une grande plasticité mémorielle et explique que la Commune puisse être mobilisée par de nombreuses familles de la gauche. Il faut dire qu’elle trouve difficilement sa place dans le roman national. Dans son manuel de Deuxième année d’histoire de France (CE2), Ernest Lavisse, célèbre historien pédagogue sous la IIIe République, fustige la Commune : « De toutes les insurrections dont l’histoire ait gardé le souvenir, la plus criminelle fut certainement celle de mars 1871 faite sous les yeux de l’ennemi vainqueur. » Son jugement participe de la volonté des républicains modérés de se dissocier de la révolution en général et de la Commune en particulier, quand bien même ils finirent par en appliquer partiellement le programme (école laïque, séparation des Églises et de l’État, service militaire universel…). Aujourd’hui encore, les programmes scolaires se débattent avec ce moment historique. La Commune est certes un peu enseignée, mais on la case dans des niches sans trop insister sur le lien sanguinolent qu’elle entretient avec la République.
En France, il faut attendre les années 1970 et les travaux de Jacques Rougerie pour que la Commune trouve son historien. Ses nombreux articles et ouvrages, produits d’une connaissance minutieuse des fonds d’archives, soucieux de scruter les pratiques de toutes et tous, sont consultables en ligne (2). Dans les mêmes années, c’est un autre historien, très hétérodoxe, qui livrera quelques-unes des plus belles pages sur 1871 : Henri Guillemin. On disait alors de cet historien, qui s’était intellectuellement formé dans les milieux du christianisme social, qu’il était « iconoclaste », car, la retraite venue, il avait décidé de se consacrer à la vulgarisation historique et enregistré des heures de vidéos, lesquelles sont rééditées par les Mutins de Pangée en un superbe coffret livre-DVD (3). On sourit d’abord à cette mise en scène assez « vintage », sans trucages ni même illustrations ; puis quelque chose, indéniablement, se passe à l’écoute de ce vieux monsieur à l’érudition impressionnante qui déroule imperturbablement l’histoire, s’excusant presque de devoir entrer dans les détails, campé sur une posture de révélateur de secrets bien gardés (parfois un tantinet exagérément dramatisés). Tout y passe, les confidences de tels ou tels généraux, l’inventaire des traîtres et des trahis, le tout sous un prisme aussi social que patriotique, comme si sauver la Commune de l’oubli relevait davantage de la fierté nationale que de la simple réhabilitation des sans-voix.
L’histoire de Guillemin est une histoire populaire davantage dans son fond et son dessein que dans sa forme, qui reste assez classique et suit la trame d’une chronique événementielle. C’est sans doute ce qu’elle recèle de plus touchant : le pari de l’intelligence des auditeurs acceptant de stationner devant leur écran pour écouter professer un vieil homme passionné, mais aussi le désir d’atteindre le plus grand nombre pour faire entendre d’autres sons de l’histoire. Nous serions tentées de dire qu’après quelques décennies de désertion médiatique de cette histoire populaire, celle-ci revient aujourd’hui par la bande. Les chaînes YouTube d’historiens comptent des dizaines de milliers d’abonnés, elles réjouissent les plus jeunes et donnent à voir l’histoire comme une matière vive qui ne demandait qu’à quitter les tapis rouges des tenanciers de la noblesse et les sentiers de la contre-révolution, arpentés par les faussaires et réactionnaires de tout poil.
(1) Souvenirs d’une morte vivante, Victorine Brocher, Libertalia, 2017 (première publication en 1909) ; Histoire de la Commune de 1871, Prosper-Olivier Lissagaray, Détour, 2018 (première publication en 1876).
(2) www.commune-rougerie.fr
(3) La Commune, Henri Guillemin, coffret 3 DVD + 1 livre, novembre 2018 (enregistrement en 1971).