« La Robe blanche », de Nathalie Léger : Mariages sanglants

Dans La Robe blanche, Nathalie Léger met en relation la performance inouïe d’une artiste et les malheurs conjugaux de sa propre mère.

Christophe Kantcheff  • 27 novembre 2018 abonnés
« La Robe blanche », de Nathalie Léger : Mariages sanglants
© photo : J. Foley/POL

D’un côté, une artiste, Pippa Bacca, décide en 2008 de traverser l’Europe depuis Milan, habillée d’une robe de mariée. Puis, via la Turquie et la Syrie, d’atteindre le Liban. Et enfin Jérusalem. C’était le projet de sa performance, qui devait s’achever par la juxtaposition d’une robe de mariée immaculée à côté de celle qu’elle aurait portée pendant tout ce voyage. Mais Pippa Bacca n’a pu l’accomplir jusqu’à son terme. Elle a été assassinée près d’Istanbul. Elle avait 33 ans.

De l’autre côté, une femme, la mère de l’auteure-narratrice, qui n’a jamais pu s’affirmer. Elle fut dominée par son mari, maltraitée, humiliée, et s’est finalement retrouvée seule avec quatre enfants, sans argent. Accablée par le jugement du divorce, qui a retenu contre elle les charges les plus injustes, elle fut un modèle d’épouse soumise.

Tout en détaillant les informations qu’elle a réunies sur la performance de Pippa Bacca, la narratrice reconnaît ne pas la comprendre. Ce geste fou, ambitieux, généreux avait pour but déclaré de « sauver le monde », de « réparer quelque chose de démesuré ». L’artiste, violée et tuée, échoua. Mais « qui oserait dire que l’impuissance individuelle annule l’idée générale ? », interroge la narratrice.

Celle-ci, en revanche, n’a aucune peine à saisir les souffrances subies par sa mère. Elle raconte en particulier des scènes pathétiques, dignes d’un vaudeville. Ce qui l’étonne, ce qui la sidère même, c’est que sa mère, vieillissante, lui demande d’écrire pour elle : « Tu peux agir pour moi, tu peux parler pour moi, tu peux me défendre et même me venger. » Sachant que sa fille travaille sur Pippa Bacca, elle lui assure : « Nos deux sujets n’en font qu’un. » Pas évident a priori. Et pourtant…

La narratrice fait ainsi cohabiter ces deux histoires. Elle cherche à les intriquer, à les mettre en résonance. Il reste que les différences abondent. Outre que le malheur de sa mère est « un malheur banal », il y a, au premier chef, le regard posé par la narratrice sur ces deux « sujets ». Sur Pippa Bacca, même si elle a amplement documenté sa performance, il est extérieur. Au contraire, la narratrice a vécu intimement les aléas familiaux.

Autre différence : le geste de Pippa Bacca est de l’ordre de la mise en scène. Alors que rien n’est plus inscrit dans le prosaïsme de la réalité que les déboires conjugaux. Mais c’est précisément cette frontière-là que le livre interroge. Comme il en était aussi question dans les deux œuvres précédentes de Nathalie Léger, L’Exposition (à propos de la comtesse de Castiglione) et Supplément à la vie de Barbara Loden (1), à travers deux femmes en proie à « un effondrement intérieur », qui se sont mises en scène, dans des photos pour l’une, dans un film pour l’autre.

Quelle est la voie la plus efficace pour investiguer le réel : l’imaginaire ou ce qui ne l’est pas, la fiction ou le récit documentaire ? Au-delà de la performance de Pippa Bacca, la narratrice en évoque d’autres – celles, par exemple, de Marina Abramovic, qui ont révélé, parfois cruellement, certains des aspects les moins nobles du comportement humain. En outre, le livre commence sur l’évocation de la tapisserie qui se trouvait chez les parents de la narratrice, reprise d’un tableau de Botticelli, ­L’Assassinat de la dame. On y voit, au fond, une femme éperdue tentant d’échapper aux coups meurtriers d’un cavalier ; et, au premier plan, le meurtre de cette même femme.

« Jour après jour, pendant que de grondements en menaces la vie de famille suivait harmonieusement son cours, écrit la narratrice non sans ironie à propos de ce qui se passait entre son père et sa mère, pendant que se prolongeaient les silences maussades, pendant que s’éternisaient les silences faits en vain, les gestes d’apaisement ou de réconciliation esquissés dans un espace sournoisement saturé, on ne cessait de s’identifier, sans même le savoir, à cette grande chose pendue au-dessus de la table familiale. » Voilà figuré de façon saisissante l’interpénétration entre l’art et le réel, dont La Robe blanche, auquel le prix Wepler vient d’être décerné, est une superbe variation poétique et réflexive.

(1) Récits publiés chez POL.

La Robe blanche, Nathalie Léger, POL, 144 pages, 16 euros.

Littérature
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