L’antisionisme est-il un antisémitisme ?

En amalgamant ce qui relève de l’opinion politique et une intolérable manifestation de racisme, Emmanuel Macron tombe dans le piège de la propagande israélienne et menace gravement la liberté d’expression.

Dominique Vidal  • 1 novembre 2018 abonné·es
L’antisionisme est-il un antisémitisme ?
La couverture du hors-série Politis-Orient XXI, paru en octobre-novembre 2018.

Un hors-série Politis et Orient XXI

Dans ce hors-série paru en 2018, Politis et Orient XXI retraçaient l’histoire complexe des relations entre Israël et Palestine. Un numéro exceptionnel à retrouver sur notre boutique.


Le 16 juillet 2017, le président de la République commémore le 75anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv. Pour la première fois, le Premier ministre israélien est invité. Non content de lui avoir donné du « cher Bibi », Emmanuel Macron lui offre cette petite phrase en fin de discours : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » Étrange amalgame, qui confond dans une même réprobation un délit – le racisme antijuifs – et une opinion, qu’on peut partager ou rejeter, contestant la réponse sioniste au « problème juif ».

L’antijudaïsme puis l’antisémitisme traversent l’histoire de l’Europe, bien plus d’ailleurs que celle du monde arabo-musulman. Ils s’y sont traduits, des siècles durant, par des discriminations, des expulsions et des massacres qui ont atteint leur apogée avec le génocide nazi : la moitié des juifs d’Europe, soit un tiers de la population juive mondiale, exterminée.

En France, où le régime de Vichy avait organisé la déportation de 75 000 juifs (sur 330 000, français et étrangers), l’antisémitisme n’a cessé de reculer depuis la guerre : il représente aujourd’hui une idéologie marginale. Dans une récente enquête d’Ipsos, 92 % des sondés – contre un peu plus d’un tiers en 1946 – estiment que les juifs sont « des Français comme les autres ». Mais certains préjugés persistent : la moitié des sondés pensent que « les juifs sont plus attachés à Israël qu’à la France », qu’ils « ont beaucoup de pouvoir » ou encore qu’ils « sont plus riches que la moyenne ». Enfin, après un pic au début des années 2000, le nombre d’actes de violence antijuifs, recensés chaque année par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), n’a cessé de reculer – comme les actes islamophobes après la flambée de 2015.

69 % des Français ont une mauvaise image du sionisme.

Moins fréquents, ces actes sont parfois plus violents. Pour la première fois, terrorisme étranger exclu, des juifs ont été assassinés en tant que tels : les huit victimes de Mohammed Merah et d’Amedy Coulibaly, mais aussi Ilan Halimi, Lucie Attal-Halimi et Mireille Knoll, dans l’assassinat desquels l’antisémitisme se mêle sans doute au crime crapuleux, voire à la folie. C’est dire que la lutte contre tous les racismes reste plus que jamais nécessaire et implique une vigilance de tous les instants.

Erreur historique, danger politique

Voilà pour le premier terme de la comparaison d’Emmanuel Macron. Et pour le second ? Historiquement, c’est la poussée de l’antisémitisme à la fin du XIXsiècle qui a accouché du sionisme. Confronté aux nouveaux pogroms en Russie (1881-1882), puis témoin à Paris de l’affaire Dreyfus (1895), Theodor Herzl en tire deux conclusions : les juifs sont inassimilables, même dans le pays qui, le premier, les a émancipés, et ils doivent donc disposer d’une patrie. Il écrit L’État des Juifs (1896), puis réunit le premier Congrès sioniste mondial (1897), dont le programme précise : « Le sionisme s’efforce d’obtenir pour le peuple juif en Palestine un foyer reconnu publiquement et garanti juridiquement. »

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et malgré le soutien de Londres à partir de la déclaration Balfour (1917), ce projet colonial ne rencontre guère d’écho parmi les juifs : communistes, bundistes, libéraux et orthodoxes s’y opposent. Si bien qu’entre 1881 et 1924, année de la loi américaine anti-immigration, le gros des 3,5 millions de juifs quittant l’Europe gagnent les États-Unis. La Palestine sous mandat britannique n’en compte, elle, en 1939 que 450 000, soit 2,5 % de la population juive mondiale.

La tragédie du génocide nazi bouleverse tout. Des centaines de milliers de survivants ne peuvent pas retourner chez eux. Faute de visas américains, bon nombre émigrent vers Israël, d’où la guerre de 1947-1949 a chassé 800 000 Palestiniens. Peut-on parler de « choix sioniste » ? La même question concernait d’ailleurs aussi l’immigration durant l’entre-deux-guerres, dont le rythme doubla avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, encouragée par la fermeture des frontières américaines et par l’accord d’Haavara (transfert) (1). Et elle se pose pour la seconde vague d’après-guerre, celle des juifs arabes : expulsés ou « importés » par l’Agence juive, ils n’ont pas ailleurs où aller. Idem, dans les années 1990, pour le million de juifs – ou non-juifs – soviétiques : ils doivent rester en Israël, empêchés de poursuivre leur voyage vers l’Amérique ou l’Europe.

1

Conclu en août 1933 par l’Agence juive avec le gouvernement nazi, il permet l’émigration de juifs allemands vers la Palestine, où, contrairement aux autres juifs exilés, ils pourront récupérer une partie de leurs biens sous forme d’exportations allemandes. Plusieurs dizaines de milliers échapperont ainsi
à la Shoah.

Aujourd’hui, le « Grand Israël » compte 6,5 millions de juifs – et autant de Palestiniens. La majorité des 15 millions de juifs du monde vit donc ailleurs – et ils s’y marient de plus en plus souvent avec des non-juifs. Sans compter les centaines de milliers d’Israéliens qui ne vivent plus dans leur pays. Bref, historiquement, la petite phrase du président de la République constitue une erreur. Politiquement, elle représente un danger pour la liberté d’opinion.

La manœuvre des dirigeants israéliens et de leurs amis français est cousue de fil blanc : ils tentent de criminaliser toute critique parce qu’ils se savent de plus en plus isolés dans l’opinion. Selon une récente enquête de l’Ifop, 57 % des sondés ont une « mauvaise image d’Israël », 69 % une « mauvaise image du sionisme » et 71 % estiment qu’« Israël porte une lourde responsabilité dans l’absence de négociation ».

Seraient-ils dès lors antisémites ? Évidemment non. L’enquête déjà citée d’Ipsos révèle que les sympathisants de la France insoumise et du Parti communiste sont à la fois les plus critiques vis-à-vis d’Israël et les plus empathiques envers les juifs de France. « Au niveau individuel, commentent les chercheurs, il n’y a pas de relation évidente entre l’antisionisme et l’antisémitisme. » Et Brice Teinturier conclut : « On ne peut pas, rapidement et un peu caricaturalement, dire que l’un dissimulerait l’autre. »

État d’apartheid

À des degrés divers, ce désamour se vérifie partout, sauf aux États-Unis, où néanmoins une partie de l’opinion juive prend des distances avec Israël – la moitié s’est par exemple opposée au transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Et il se reflète sur la scène internationale : l’État de Palestine est devenu successivement membre de l’Unesco (2011), puis des Nations unies (2012) et même de la Cour pénale internationale (2015). Le 19 décembre 2017, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution – de routine – en faveur de l’autodétermination du peuple palestinien, par 176 voix pour, 7 contre (Canada, États-Unis, Israël, Îles Marshall, États fédérés de Micronésie, Nauru et Palaos) et 4 abstentions…

Et Israël aura du mal à desserrer l’étau. Sa coalition de droite et d’extrême droite s’est engagée dans un inquiétant processus de radicalisation. Avec le soutien de Donald Trump, elle entend passer de la colonisation, qu’elle accélère, à l’annexion. Des lois ont été ou vont être votées au Parlement en ce sens. Elle enterre, ce faisant, la solution des deux États au profit d’un seul, où les Palestiniens annexés ne jouiront pas du droit de vote : un État d’apartheid.

La nouvelle loi fondamentale adoptée en première lecture symbolise ce tournant. À l’« État juif et démocratique » défini en 1992, succède un « État-nation du peuple juif ». Précision : « Le droit à exercer l’autodétermination nationale au sein de l’État d’Israël appartient au seul peuple juif. » Et le texte prive l’arabe de son statut de « langue de l’État ». On est loin de la Déclaration d’indépendance qui, le 14 mai 1948, promettait d’assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ». Voilà qui n’améliorera pas l’image d’Israël.

D’où les opérations en cours. Premier objectif : l’interdiction de la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS). Aucune loi ne l’interdisant, ses censeurs s’appuient sur une circulaire ministérielle, que de rares parquets ont suivie, et sur un arrêt de la Cour de cassation, que la Cour européenne des droits de l’homme pourrait retoquer. La ministre européenne des Affaires étrangères, Federica Mogherini, répète en effet que « l’Union européenne se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux, qui est applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS (2) ».

D’où un second objectif : l’interdiction… de l’antisionisme ! En novembre 2018, Francis Kalifat, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), exigeait ainsi que la « définition, qui prend en compte l’antisionisme comme forme nouvelle de l’antisémitisme, soit transposée dans l’arsenal législatif français »

Élaborée par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) en 2016, cette définition présente l’antisémitisme comme « une certaine perception des juifs, qui peut s’exprimer comme de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques d’antisémitisme visent des individus juifs ou non juifs ou/et leurs biens, des institutions et des lieux de culte ». S’ajoute un « mode d’emploi » qui précise : « Ces manifestations peuvent inclure le fait de cibler l’État d’Israël, conçu comme collectivité juive […]. Toutefois, la critique d’Israël similaire à celle émise contre tout autre pays ne peut être considérée comme antisémite. »

Délit d’opinion

Mais que signifie « similaire » ? Comment traiter également des États qui respectent le droit international comme les droits humains et d’autres qui, à l’instar d’Israël, les violent ouvertement ? L’occupation et la colonisation des territoires palestiniens bafouent les conventions de Genève ainsi que les résolutions de l’ONU. Miracle du lobbying, le Parlement européen a adopté ladite résolution le 1er juin 2017.

Si cette criminalisation de l’antisionisme ne représentait pas une manœuvre aussi grave, on pourrait presque en rire. Imagine-t-on les communistes demander l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaullisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ?

Au cas où ce projet prendrait corps, le Conseil constitutionnel le bloquerait vraisemblablement. Sinon, ce serait la première fois depuis la guerre d’Algérie que la France réinstaurerait un délit d’opinion. Or, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » De même, la Constitution de la VRépublique, dans son article premier, assure que la France « respecte toutes les croyances ».

Ce débat, on le voit, dépasse donc le conflit israélo-palestinien : il concerne nos libertés. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Emmanuel Macron semble hésiter. Au dîner du Crif, le 7 mars 2018, il n’a pas repris son amalgame entre antisionisme et antisémitisme. Douze jours plus tard, son Premier ministre, Édouard Philippe, l’a également « oublié » en présentant le plan annuel du gouvernement contre le racisme et l’antisémitisme.

Encore un effort, Messieurs, et vous serez républicains…

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