L’insécurité sociale pour contrôler les individus
Le philosophe Grégoire Chamayou explique le néolibéralisme par l’objectif de contraindre le monde du travail en se servant de l’État.
dans l’hebdo N° 1527 Acheter ce numéro
Dans les années 1970, les capitalistes ont peur. Les travailleurs contestent partout l’autorité, soutenus par de puissants syndicats, et multiplient les manifestations d’indiscipline dans les usines, jusqu’à saboter la production ou ralentir les cadences. Des contestations inédites apparaissent, avec les mobilisations écologistes ou de consommateurs.
Le philosophe Michel Foucault salue ce « déferlement démocratique » qui provoque une véritable « crise de gouvernementalité » puisque « l’ensemble des procédés par lesquels on conduit les hommes sont remis en question ».
La société serait donc devenue ingouvernable. Intellectuels conservateurs et économistes libéraux, habituellement partisans de la « main invisible du marché » chère à Adam Smith, vont se résigner à intervenir. Peu à peu, ils décident de « mettre l’État au service d’une économie libre ». L’idéologie néolibérale autoritaire naît ainsi, mais sans un programme délimité ou défini à l’avance. Car elle est surtout faite d’adaptations aux contestations successives et de réactions pragmatiques à chaque nouveau conflit.
C’est l’histoire de ces tâtonnements et tentatives pour réduire les mobilisations ouvrières et contrer l’influence syndicale (jusqu’à, si possible, se débarrasser des organisations collectives de travailleurs) que retrace Grégoire Chamayou dans une enquête captivante. À partir d’une imposante documentation composée d’une sorte de « littérature grise » (interviews de capitalistes, articles de revues managériales ou d’économistes conservateurs, discours de PDG ou guides de management), le philosophe dissèque cette pensée alors en construction, dont le seul objectif est, comme le résumait Margaret Thatcher, « un État fort pour une économie libre ».
Les libéraux autoritaires ne sont pas les ennemis de l’État : ils comptent au contraire se servir de lui pour limiter l’essor démocratique des années 1970, restreindre les libertés syndicales, éroder les garanties judiciaires et renforcer la répression. Leur autre levier consiste à démanteler les amortisseurs sociaux en place (notamment en les privatisant et en les soumettant à la concurrence, avec les fonds de pension ou les assurances santé) et à « raviver les “vieilles peurs” » que sont le chômage de masse et la misère croissante en tournant le dos au plein-emploi.
Les concepteurs de ce « contre-mouvement », relève Grégoire Chamayou, veulent développer « l’insécurité sociale » à l’extérieur de l’usine pour mieux faire accepter un encadrement disciplinaire à l’intérieur. Tout en développant une propriété financiarisée – et non plus physique – de l’entreprise, donc insaisissable. Cet essai est assurément une tentative de penser la généalogie et les mécanismes de ce « libéralisme autoritaire » que nous subissons aujourd’hui encore.
La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire Grégoire Chamayou, La Fabrique, 336 pages, 20 euros