Quatuor anti-logique
L’acrobate, danseur et chorégraphe Alexander Vantournhout signe avec Red Haired Men sa première pièce de groupe. Où l’univers de l’auteur russe Daniil Harms rencontre avec bonheur le cirque, Mozart ou encore la danse.
dans l’hebdo N° 1529 Acheter ce numéro
Autant le dire d’emblée : perché bien droit sur un podium aussi blanc que le reste du plateau, le longiligne Ruben Mardulier n’est pas l’un des hommes dont le titre Red Haired Men promet la rencontre. Si le circassien et marionnettiste arbore une perruque rousse, ce n’est en effet que pour l’abandonner au plus vite, négligemment. Puis laisser glisser son pantalon et sa chemise, et faire dégringoler la prothèse accrochée entre ses cuisses. Le tout pendant qu’Alexander Vantournhout dit un drôle de conte au sujet d’un type « qui n’avait pas d’yeux ni d’oreilles », qui « n’avait pas non plus de cheveux, et c’est par convention qu’on le disait roux ». « De sorte qu’on se demande de qui on parle » et qu’« il est donc préférable de ne rien ajouter à son sujet ».
Pas d’hommes roux, donc, dans Red Haired Men, mais des êtres bizarres, fantastiques, dont on ne sait pas bien s’ils sont là ou s’ils ont déjà disparu. Tirés de l’œuvre du Russe Daniil Harms (le premier et le plus connu de ses Faits divers), les quelques textes qui ponctuent la nouvelle pièce du chorégraphe, danseur et circassien belge permettent à celui-ci d’unir son langage gestuel personnel à ceux de Ruben Mardulier, Winston Reynolds et Axel Guerin, assez différents les uns des autres. Une première pour Vantournhout, surtout connu jusque-là pour ses solos. Parmi lesquels son autoportrait Aneckxander (2015), où il accentuait ses particularités physiques – son long cou et ses membres courts, qui lui donnent une allure adolescente que contredit son crâne rasé – grâce à des objets divers. Des gants de boxe, une fausse langue ou encore des chaussures à semelles compensées. L’absurde, pour Vantournhout, n’est pas une nouveauté.
Une fois le déperruqué dénudé, les quatre artistes cessent d’illustrer les étranges fables russes pour développer leur propre « anti-logique ». Sur douze mélodies de Mozart plus ou moins connues, ils se livrent à des chorégraphies où le tragique cohabite avec le burlesque. Et le distingué avec son contraire. Sans aller jusqu’à former un récit au sens classique du terme, ils déploient un univers original, aussi bien par rapport au paysage du nouveau cirque, où Alexander Vantournhout est déjà une figure reconnue, que dans celui de la danse contemporaine, où il est également très apprécié.
À la croisée des disciplines, le monde bien perché de Red Haired Men, créé au Cirque-Théâtre d’Elbeuf puis présenté au festival CIRCa à Auch, s’adresse autant aux sens qu’à l’esprit. Pour mettre en place un dialogue avec la salle, les acolytes soumettent leur vocabulaire gestuel à une discipline proche du surréalisme. Ils se fixent une règle loufoque : toujours garder la tête tournée vers le public. Contrainte facile à tenir au théâtre, surtout s’il est centré sur le texte – les acteurs de l’époque baroque s’en accommodaient très bien –, mais beaucoup moins au cirque et dans la danse.
Le pari est tenu jusqu’au bout avec talent et beaucoup d’humour. Car, en faisant tout pour maintenir un contact oculaire avec la salle, les artistes ajoutent à leurs acrobaties et à leurs contorsions une étrangeté réjouissante. De même qu’à leur danse autour d’une table, à leurs disparitions derrière un tissu ou à leur numéro de marionnette vivante.
Une inquiétude point, aussi. Que se passerait-il si la règle était enfreinte ? La salle ne pourrait-elle s’éclipser, comme le font les personnages de Daniil Harms ? Le regard d’Alexander Vantournhout et de ses amis interroge. À la fois léger et grave, il laisse à chacun le choix d’interpréter la présence dans la pièce des textes corrosifs de l’auteur russe, écrits en pleine période soviétique et longtemps censurés. Simple goût pour l’absurde ou également parabole politique ? Le quatuor a bien raison de ne rien ajouter à ce sujet.
Red Haired Men, 4-6 décembre au Maillon, Strasbourg (67), 03 88 27 61 81 30 janvier 2019 au Prato Lille (59), 15 mars au Théâtre de l’Arsenal, Festival Spring, Val-de-Reuil (27) ; voir tournée sur Alexander Vantournhout.be