Raphaël Glucksmann cherche sa gauche

Déçu des partis traditionnels, sensible aux éclats du monde, le fondateur de Place publique veut croire à l’union des forces.

Agathe Mercante  • 7 novembre 2018 abonnés
Raphaël Glucksmann cherche sa gauche
© photo : Constant FormÈ-BËcherat/AFP

Lui président ? « J’ai la barbe, donc je ne me rase pas tous les jours », plaisante-t-il. À 39 ans, le fils du philosophe André Glucksmann lance, avec l’économiste Thomas Porcher et la militante écologiste Claire Nouvian, Place publique, un objet politique à mi-chemin entre le parti et le think tank. Plus qu’une ambition électorale, le « mouvement », aura pour mission de pousser la gauche à la réflexion, à faire son autocritique et à renouveler son répertoire d’idées. « Je n’ai pas spécialement envie d’être candidat aux élections européennes ou à la présidentielle, promet-il. Je vous le signe. » La parole est donc donnée ce lundi d’octobre pluvieux, dans les bureaux des éditions Allary, à Paris. C’est cette maison, fondée en 2014, qui a édité les trois derniers livres de l’essayiste : Génération gueule de bois (2015), Notre France (2016) et Les Enfants du vide (cette année).

Ce dernier ouvrage prend, circonstances obligent, une valeur programmatique (lire l’entretien ici). Raphaël Glucksmann y dénonce l’échec de la gauche, vidée de ses idées, brisée par sa chute dans le social-libéralisme. La gauche, il la connaît bien : il y est né. Enfant unique du philosophe soixante-huitard maoïste mâtiné de sarkozysme – _« une connerie », d’après le fils –, Raphaël Glucksmann a grandi dans le Xe arrondissement de Paris, dans un appartement cossu aux pièces en enfilade où sont accueillis, des années durant, tout ce que la gauche compte de résistants, de militants, de représentants internationaux. Vaclav Havel, dissidents de l’Est, Bosniaques, Tchétchènes… « J’avais le monde à ma table », résume-t-il dans La Croix. Un laboratoire d’idées et de luttes dont Raphaël Glucksmann s’inspirera, quitte à démultiplier – parfois dans des directions contraires – les causes qu’il défendra.

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C’est au lycée public Lamartine que le jeune homme connaît ses premières manifestations. En 1995, alors que la France s’oppose à la réforme des retraites portée par Alain Juppé, le lycéen cherche une raison de bloquer l’établissement. « Nous étions la “génération sida”, nous avons donc entamé un mouvement pour obtenir un distributeur de préservatifs dans le lycée », raconte, non sans humour, l’intéressé. Noble cause, mais l’opération rate son coup : le directeur accepte et promet l’installation dudit distributeur ! Qu’à cela ne tienne. « On a bloqué quand même, en soutien aux grévistes contre les retraites », sourit-il.

Cette première opposition n’augure en rien des suivantes. Au quotidien Le Monde, l’essayiste confiait en 2014 : « Ça ne m’a jamais fait vibrer de manifester pour les retraites. » C’est le monde qui l’attire. L’Algérie, d’abord, où il passe sept mois au quotidien Le Soir d’Algérie, à sa sortie de Sciences Po-Paris (« J’ai été frappé par le manque de passion politique, on y apprend seulement à être de bons gestionnaires », dit-il à propos de cette école), le Rwanda ensuite. En 2003, il réalise avec David Hazan et Pierre Mezerette Tuez-les tous !, documentaire sur le génocide. Un pavé dans la mare qui lui vaudra, dit-on, d’être qualifié de « petit con » par Dominique de Villepin. Un honneur. « Dans le monde politique, c’était un sujet tabou : ce génocide a eu lieu sous Mitterrand sous un gouvernement de droite », rappelle-t-il.

Mais l’heure n’est pas encore à la politique française, Raphaël Glucksmann a d’autres projets en tête : un livre sur le président géorgien Mikheil Saakachvili, Je vous parle de liberté, paru en 2008, et un documentaire sur la guerre en Ossétie du Sud, qui oppose alors des séparatistes pro-russes à la Géorgie. Le documentaire ne sortira jamais. La rencontre sur le terrain avec le général Viatcheslav Borisov, chef de file des indépendantistes, joue le rôle d’un détonateur. « Un déclic se produisit : je décidai de poser ma caméra, d’agir au lieu de témoigner. À 3 heures du matin, j’entrai dans le bureau du président […] Saakachvili : “Je reste tant que ces maniaques sont là et je veux aider. Quitte à nettoyer les chiottes s’il le faut” », expliquait-il à Mediapart en 2015.

À Paris, où nombre de ses amis résident, la nouvelle ne fait pas plus d’effet que ça. « Il a toujours été une personnalité très ­engagée, raconte Zoé Reyners, consultante en relations publiques et amie de longue date. Il nous a dit : “Mes amis ont besoin de moi” et il est parti s’installer en Géorgie. » Au fil des mois, un certain nombre d’entre eux le rejoindront à Tbilissi, emballés par le projet de Saakachvili, auprès de qui Raphaël Glucksmann travaille comme conseiller sur les questions européennes (exit, donc, le récurage des toilettes). Une task­force politique aux allures d’auberge espagnole, composée d’une multitude de jeunes Européens, entoure alors le président géorgien. « La ministre de l’Économie avait 28 ans », rappelle Zoé Reyners.

Cette expérience, malheureuse sur la fin, a servi de calibrage à l’idéologie de Raphaël Glucksmann, pour qui la défaite de Saakachvili aux élections de 2013 marque un nouveau tournant. « On s’est trompés. On a cru que les gens nous sauraient gré d’avoir rempli les frigidaires et d’avoir accru le pouvoir d’achat, alors que leur préoccupation était l’identité géorgienne. On a perdu parce qu’on a abandonné le débat d’idées », a-t-il expliqué. « Ça a marqué sa pensée, il est ressorti de cette expérience avec la certitude que le libéralisme n’était pas la voie à suivre », confirme Zoé Reyners. Une foi dans le libéralisme brisée, mais une confiance intacte dans la démocratie libérale.

Après un passage dans un autre laboratoire d’idées – l’Ukraine de la révolution Euro-Maïdan –, Raphaël Glucksmann rentre en France en 2014. Il y découvre alors, stupéfait, la prédominance des idées de droite dans le débat public. Et en fait son combat : « En Ukraine, on redoutait une montée de l’extrême droite, elle a fait 2 % ! Alors qu’en France, aux élections européennes de 2014, le Front national de Marine Le Pen a fait 25 %. » Et de trouver, sans trop de mal, un opposant idéologique en la personne d’Éric Zemmour. « Il est dangereux, son ambition politique est de réunir toute la droite autour de Marion Maréchal-Le Pen », prédit-il.

Outre ces passes d’armes médiatiques contre le polémiste d’extrême droite, l’essayiste s’attelle désormais à unir la gauche autour de valeurs qu’il estime perdues. « La gauche qu’il dépeint me fait penser à de petits orphelins qui auraient peur du noir », juge Romain Goupil, réalisateur, proche du père comme du fils. Désormais rallié à Emmanuel Macron, l’ancien militant trotskiste juge ­sévèrement, mais « en même temps » avec bienveillance, l’initiative de Raphaël Glucksmann : « On a gagné, le monde ne va pas comme on le rêvait, mais il va mieux. »

Alors, que penser de cette prise de distance de Glucksmann fils avec la dérive politique de certains soixante-huitards ? Celui qui assurait n’avoir pas fait de crise d’adolescence contre son père serait-il en train d’amorcer une émancipation radicale ? Engagé pour redonner à la gauche de l’éclat et des combats clairs, déçu (comme beaucoup) par l’incapacité des partis à s’unir dans la perspective des européennes de 2019 et des suivantes, Raphaël Glucksmann monte au front.

Régulièrement invité sur les plateaux de télévision et dans les studios de radio, l’essayiste occupe aussi les réseaux sociaux, où il partage régulièrement ses indignations. Dernière en date : la mise en lumière du conflit l’opposant à Claude Perdriel, qui, après lui avoir confié la direction du Nouveau Magazine littéraire en décembre 2017, l’a limogé huit mois plus tard. Pour Raphaël Glucksmann, les causes sont à rechercher du côté d’Emmanuel Macron. « C’est bien notre façon de l’aborder qui suscita les désaccords menant aujourd’hui au divorce avec l’actionnaire majoritaire », affirmait-il en août sur Facebook. Réponse du patron de presse : Raphaël Glucksmann n’aurait pas redressé les ventes du mensuel. Mais répliquant aussi : « Je suis de gauche, mais pas comme vous. »

Sur la fracture générationnelle, tout est dit. Sur la communication et ses nouveaux canaux, pas encore. Fier de ses 4 800 abonnés Facebook et 152 000 sur Twitter, Raphaël Glucksmann estime pourtant être un mauvais communicant. « À chaque fois que je passe sur une chaîne de télé, je dis une connerie », juge-t-il. « Non, il est très bon en communication », le contredit Zoé Reyners, qui vante un esprit « frais » et une personnalité « enthousiaste ». « Il est tout sauf borné, n’a pas l’esprit des gens qui se prennent au sérieux, il sait écouter et reconnaître ses erreurs », renchérit Romain Goupil. Le soixante-huitard macroniste qualifie volontiers Raphaël Glucksmann d’« anti-Mélenchon ». Mais, en politique, la spontanéité ne paie pas toujours.

« Je redoute que sa gentillesse ne lui joue des tours », confie Zoé Reyners. D’autant que, sur le créneau de la reconstruction de la gauche, Raphaël Glucksmann n’est pas seul. De La France insoumise à Génération·s, le mouvement de Benoît Hamon – dont il a coécrit le discours de Bercy du 19 mars 2017 –, les nouvelles structures politiques polymorphes et radicalement antilibérales sont légion. Réunir la gauche n’est malheureusement pas une idée neuve et elle n’est pas nécessairement porteuse quand il s’agit, pour les électeurs, de glisser un bulletin dans l’urne. Mais lui, qui affirme ne pas avoir d’ambition électorale, s’en soucie-t-il ?