« Sans projet écologique, la taxe, c’est du bidon ! »
En considérant la fiscalité sur les carburants comme une façon d’alimenter le budget général du pays, le gouvernement joue contre la transition énergétique, selon Nicolas Garnier.
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La fiscalité est un puissant outil pour sortir des énergies fossiles. Le rattrapage sur le diesel et la hausse de la taxe carbone, appliquée à tous les carburants fossiles, suivent une trajectoire connue, adoptée lors des précédents budgets.
Qu’est-ce qui est taxé et combien ça rapporte ?
Les recettes des taxes environnementales devraient s’élever, en 2018, à 62,6 milliards d’euros (selon le périmètre français, qui diffère de la définition retenue par l’Union européenne.). Elles sont tirées à 75 % des consommations d’énergie (très loin devant les ordures ménagères, à 13 %, l’eau ou les cartes grises, 4 % chaque). Sur ces 75 %, plus de la moitié provient de la taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE), appliquée aux carburants et combustibles (de chauffage entre autres), à l’exception du gaz naturel, qui a sa propre taxe (TICGN). Et le surcroît attendu pour 2019 (5,1 milliards d’euros) provient aux trois quarts de l’augmentation de la TICPE.
S’ajoute au prix à la pompe (mais pas au profit du fisc) la hausse du tarif du pétrole, moins prévisible (à court terme en tout cas), et dont le cours a doublé depuis 2017. Cependant, certaines énergies fossiles échappent à la TICPE. Et le gouvernement, s’il veut supprimer en partie le privilège du remboursement accordé au gazole non roulant (GNR, pour tracteurs ou véhicules forestiers), reste silencieux sur l’exemption fiscale dont bénéficie le kérosène, carburant de l’aviation, de loin le plus émetteur de CO2. C’est un vieux privilège internationalement accordé en 1944 au transport aérien pour faciliter son essor. Cadeau désormais parfaitement abusif, auquel s’ajoute celui d’une TVA réduite sur les billets d’avion.
La fiscalité écologique génère régulièrement des oppositions frontales. Les enjeux sont-ils bien posés ?
Nicolas Garnier : Notre association, Amorce, est très impliquée dans ces batailles : elle est même née à l’occasion de l’une d’elles, en 1987. Il s’agissait alors de corriger une disposition injuste : alors que le gaz et l’électricité bénéficiaient d’un taux de TVA réduit à 5,5 %, ce taux était de 19,6 % pour le bois et les réseaux de chaleur. Puis, dans le sillage des premières « éco-contributions » mises en place à partir du milieu des années 1990, nous avons obtenu leur extension à de nouvelles familles de déchets recyclables – papier, peintures, meubles, etc. C’est une logique vertueuse : l’augmentation du prix des biens visés envoie un « signal prix » qui incite les producteurs à réduire les déchets générés, et les sommes collectées financent les filières industrielles de recyclage. Il faut maintenant élargir ces éco-contributions à ce qui ne se recycle pas – couches-culottes, litières animales, etc.
À partir de 2005, autre évolution importante, une partie des recettes de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) (1) est reversée au budget des régions. Nous avons demandé qu’une partie de ces montants puisse servir à financer les premiers plans climat locaux (2).
Ainsi, de la baisse de TVA sur des produits vertueux (énergies renouvelables) – une fiscalité incitative –, on est passé à la taxation de produits néfastes pour l’environnement (déchets). Celle-ci peut difficilement être dénoncée comme « punitive » tant que les recettes vont à des mesures visant à résoudre le problème environnemental concerné, mais c’est de moins en moins le cas. Ainsi, depuis 2017 la taxe sur les décharges n’est plus affectée au traitement des déchets.
Nous avons cependant bifurqué en 2009, quand la commission sur la contribution climat-énergie, dite « commission Rocard », a préconisé la création d’une « taxe carbone » sur les énergies fossiles (3) : il s’agissait alors de décourager leur consommation. Nous avons crié « danger ! ». Car ce mécanisme, privilégiant le « signal prix » sans imposer conjointement l’affectation d’une partie des recettes à la lutte contre le dérèglement climatique, exposait au risque de voir le ministère de l’Économie mettre le grappin dessus ! Et c’est bien ce qui s’est produit : la taxe carbone étant déversée dans le budget général de l’État, suivant le mode habituel, sa trajectoire – augmentations, réductions – est avant tout pilotée par les intérêts de Bercy.
La fiscalité est pourtant reconnue comme l’un des outils les plus performants pour faire avancer la transition écologique…
La montée en puissance de la fiscalité verte est-elle une « immense victoire écologiste », comme s’en satisfont certains, ou bien l’exploitation opportuniste d’une nouvelle source de rentrées ? On peut se poser la question quand on constate combien sont mobilisés de puissants intérêts. Il y a Bercy, qui vise l’alimentation du budget général. Il y a aussi le secteur des énergies renouvelables, ce qui va dans le sens souhaité. Mais il y a surtout la filière nucléaire (c’est-à-dire EDF en première ligne, dont l’État est actionnaire majoritaire), qui clame le « très net avantage comparatif » de sa technologie. Le processus qui a permis de générer cette fiscalité verte est donc beaucoup plus complexe et ambigu que l’adhésion à une supposée vertu écologique.
Les détracteurs de la taxe sur les carburants la qualifient volontiers de « punitive », ce qui la décrédibilise facilement auprès de l’opinion. En est-on là ?
Peut-on en vouloir à la frange de la population qui adhère à ce discours ? Elle souscrit d’autant plus volontiers à l’idée que les recettes sont kidnappées que le pays dévie de sa trajectoire de lutte contre le dérèglement climatique. En outre, depuis près de dix ans, et en particulier depuis l’instauration de la taxe carbone en 2014, les mesures d’accompagnement des ménages concernés ne sont pas à la hauteur de la hausse des taxes. Cette population ne voit pas de progrès dans la lutte climatique nationale, constate l’insuffisance des moyens qui lui sont donnés pour changer de mode de transport, isoler sa maison, passer aux énergies renouvelables, etc., et se retrouve coincée par la nécessité d’utiliser sa voiture. On se prépare à un scénario « Bonnets rouges ». Soit le gouvernement engage un projet écologique crédible, soit la taxe, c’est du bidon !
À quoi ressemblerait un dispositif cohérent ?
Pour tenir la route, il faut bien sûr proposer une trajectoire fiscale (avec une assiette de prélèvement, un calendrier de hausse, etc.) qui fournisse un « signal prix ». Mais aussi se donner les moyens d’atteindre les objectifs liés à la taxe et définis par des engagements nationaux. Ce qui suppose l’établissement d’une trajectoire de financement pour des programmes climatiques, la transparence dans l’affectation des montants, des mesures de pondération et d’accompagnement pour permettre l’acceptation sociale de la taxation, et des indicateurs pour suivre la progression des résultats au niveau du pays et des particuliers.
Que prévoit le projet de loi de finances 2019 sur ce chapitre ?
La trajectoire de prélèvement est bien présente, mais toujours rien sur l’affectation des sommes. Nous ne réclamons pas d’en flécher 100 % sur des programmes écologiques, car le budget général doit bien couvrir des dépenses non financées par la fiscalité. Mais il demeure impossible, y compris pour les élus qui débattent de la loi, de faire la balance entre les recettes et les montants réellement mis sur la table pour la lutte climatique. C’est un véritable puzzle, entre le budget du ministère de l’Écologie, celui de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), le crédit d’impôt transition énergétique, etc. Et on ne présente pas clairement d’évaluation coût-bénéfices : pour 1 000 euros investis dans telle ou telle mesure, quelle diminution des émissions de CO2 ? Ainsi, des études montrent que la voiture électrique, fer de lance des politiques en matière de transition pour le transport, est excessivement aidée au regard de son réel bénéfice climatique. Or, à qui profite un basculement vers ces véhicules ? À EDF en priorité. Il faut que la fiscalité écologique devienne un vrai projet politique. Ce qui est choquant, c’est qu’elle se résume aujourd’hui à une simple ponction dont on ajuste le rendement en fonction d’objectifs autres qu’écologiques.
Un vrai projet fiscal consisterait à décider démocratiquement quelle part des 10 milliards d’euros collectés est affectée au secteur écologique, à la compensation des écarts sociaux, etc. Nous rappelons également qu’une taxe sur les déplacements est liée aux particularités des territoires où elle est prélevée, et qu’il est normal qu’une part des recettes y revienne. L’installation de chaudières à bois ou au biogaz, la rénovation de parcs éoliens, une partie des infrastructures et des mesures pour la mobilité, etc. sont autant de politiques qui dépendent du local. Or ce débat, certes complexe, n’a jamais lieu.
Ces questions montent, cependant. On parle de muscler des mesures d’accompagnement telles que le chèque énergie ou la prime au changement de voiture…
Mais c’est essentiellement du curatif de court terme, qui n’attaque pas les causes. À savoir que la facture des consommations « contraintes » d’énergie – le chauffage, la voiture pour se déplacer faute d’autres solutions, etc. – excède les moyens d’un certain nombre de ménages. Et l’on se complaît dans des simplifications dommageables ! On oppose ainsi régulièrement les ruraux et les urbains, mais il existe aussi dans les banlieues de nombreux ménages captifs de la voiture pour leurs déplacements. Le bon critère serait un accompagnement en fonction de la pression fiscale qu’ils subissent.
Et puis la focalisation outrancière sur les carburants conduit à négliger les combustibles de chauffage, et plus largement la dimension transversale du problème climatique. Cette levée de boucliers sur le diesel est finalement bien pratique pour le gouvernement, qui se dirige doucement vers des mesures de compensation uniquement ciblées sur la pompe à essence. Cette cacophonie, une fois de plus, menace le projet global de la fiscalité écologique.
(1) Alors taxe intérieure de consommation sur les produits pétroliers (TIPP).
(2) La loi de transition énergétique impose désormais que toute collectivité de plus de 50 000 habitants en soit dotée avant fin 2018.
(3) Pétrole, charbon et gaz, taxés en fonction des émissions de CO2 qu’ils génèrent.
Nicolas Garnier Délégué général d’Amorce, association des collectivités territoriales et des professionnels en faveur de la transition écologique et de la protection du climat.