Alain Jean-Marie : Une légende très discrète

Neuf pianistes français ont enregistré un coffret exceptionnel de piano solo. Parmi eux, Alain Jean-Marie, musicien be-bop et de biguine, un des accompagnateurs les plus recherchés de Paris, et soliste quand il le veut bien.

Ingrid Merckx  • 19 décembre 2018 abonné·es
Alain Jean-Marie : Une légende très discrète
© Yves Moch/Wikimedia

Quand son père allait au bal à Pointe-à-Pitre, il ne savait pas que son fils de 14 ans jouait dans l’orchestre. « Je me planquais derrière le piano pour qu’il ne m’aperçoive pas », sourit Alain Jean-Marie en rentrant la tête dans les épaules, ratatinant sa silhouette comme pour se fondre dans le clavier. Il met les mains sous le menton, presque à la hauteur de la table sur laquelle il a disposé des tablettes de chocolat. Du blanc à la noix de coco. Avec le café qu’il sirote, ça fait noir et blanc comme les touches. « Il est mort quand j’avais 22 ans, trop tôt pour connaître mes premières belles récompenses », regrette ce grand pianiste, qui n’a pas eu le bac mais dont les murs du salon sont tapissés de livres, tandis qu’un volume de Kierkegaard dans « La Pléiade » est posé sur la table basse.

Il a joué avec les plus renommés mais n’apprend que maintenant, à 73 ans, à lire la musique. Un peu de solfège tous les jours, comme d’autres se mettraient à une langue étrangère. Il a beau savoir comment ça doit sonner, il trouve l’exercice ardu. « Il y a beaucoup à lire sur une partition de piano. Je commence par des choses simples. Arrive un âge où le cerveau connecte moins bien… » L’autodidacte s’attelle à la tâche pour calmer des complexes, par goût du défi, mais surtout pour pouvoir répondre aux propositions de musiciens qui lui envoient des partitions réarrangées et des compositions personnelles.

« Les jeunes sortent des écoles avec un haut niveau de savoirs et de connaissances, ils jouent de plus en plus sophistiqué, ils m’apprennent beaucoup. Je leur apporte mon expérience, je suis parfois un peu dépassé », souffle-t-il en baissant ses paupières fines avec une modestie étonnante chez celui qui a accompagné Chet Baker, Abbey Lincoln, Johnny Griffin, Lee Konitz, Charlie Haden, Dee Dee Bridgewater, André Condouant, Roger Raspail… « Je suis sideman _: “l’homme d’à côté”… »_ Il a quand même pris la première place pour un album solo, Afterblue, dont il a cru que ce serait son dernier, une méchante tendinite laissant planer comme un mauvais présage. Mais un ostéopathe l’a sauvé. Et son Afterblue traversé d’angoisses testamentaires a reçu le prix Boris-Vian de l’Académie du jazz (meilleur album de jazz français) en 1999 et lui a valu un Django d’or, le sacrant meilleur musicien français de jazz en 2000.

Des bouteilles en verre tintent l’une contre l’autre sur la table qui tremble un peu. Il les sépare et un peu de silence entre dans la pièce où la lumière d’après-midi décroît derrière les rideaux crème. « Je n’aime pas le silence », lâche-t-il en expliquant que jouer seul le « panique. » Il a pourtant donné un concert solo à Malakoff l’hiver dernier, répondant à l’invitation de la Fabrica’son, belle association de mordus de jazz. « C’était des copains, j’étais en confiance… » justifie-t-il. Il a joué poétique et aérien. A semblé très fatigué en présentant les morceaux d’un même petit mot triste. Mais cette impression s’est renversée dès les premières notes, qu’il posait à peine assis sur le tabouret. Il a joué un « autour de Coltrane » mémorable. « Une sorte de medley. Coltrane, the heavioust spirit… »

Reste que jouer seul, il évite. Du coup, quand Barloyd, alias Laurent Courthaliac, lui a proposé, à l’été 2016, de venir enregistrer sur un Steinway D, modèle grand concert, en dépôt chez lui, Alain Jean-Marie a pris peur. Il a contacté le saxophoniste Baptiste Herbin, frère de l’accordeur restaurant l’instrument. Et c’est en duo qu’il se révèle sur At Barloyd’s (1). Un coffret de neuf disques réunissant neuf pianistes français, où il joue deux morceaux de Monk, trois de Duke Ellington (dont un composé avec son acolyte Billy Strayhorn, « Isfahan »), un de Miles Davis, un de J.J. Johnson, un de Freddie Hubbard et une composition de Baptiste Herbin. Il se fait presque trop discret derrière ce volubile virtuose. Mais c’est lui qui tient les introductions, la pulsation, les fondations. Il donne la réplique, fait le climat, le décor.

Les neuf ne se sont pas croisés pour l’enregistrement. « Unité de lieu : chez Barloyd. Unité de temps : une demi-journée chacun. Unité d’action : avec ou sans invité. On devait jouer une dizaine de morceaux, compositions ou standards. Il n’y a eu que deux doublons », s’étonne-t-il, fier de faire partie de cette sélection exceptionnelle.

Alain Jean-Marie a appris la musique en écoutant la radio. « Des musiques populaires, des musiques de danse, comme la biguine. En Guadeloupe, il y avait de la musique partout. Quand les musiciens répétaient, se formaient des petits attroupements devant les fenêtres. Et dans les bals il y avait toujours une petite troupe de spectateurs… » Ça donne quoi, la biguine, dans le jazz ? « Du rythme ! Un peu comme un accent dans la langue : quand je parle, on entend bien que je ne viens pas de Marseille ! » s’amuse le pianiste estampillé be-bop. « J’ai découvert le be-bop adolescent. Un âge où tout est tellement intense que ce qu’on aime reste en nous… » Comme si ça passait dans le sang.

Il pense moins « accords » que « phrases » quand il improvise. Il se lève et va s’installer derrière le demi-queue qui trône sous une couverture en velours vert. Il parle maintenant de blues, structure qu’il a tendance à penser en trois phrases : « le thème, le thème repris une quarte au-dessus, et puis la résolution. Un peu comme thèse, antithèse, synthèse. » Ni trop dans les graves ni trop dans les aigus : son registre préféré, c’est le médium. « Je joue les touches qui sont devant moi ! », s’esclaffe-t-il en révoquant la paresse au profit d’un souci d’« économie ». Il goûte la concision. « Quand on utilise peu de mots, on prend moins de risques de se tromper… » Vénère les standards : « C’est là où il faut faire preuve d’imagination pour les emmener ailleurs, y ajouter sa touche. » Adore improviser. Se surprendre. Tomber sur des chemins où il ne pensait pas aller et convertir des erreurs en idées.

Morena Fattorini, sa femme, chanteuse avec qui il a réalisé l’album Abandon à la nuit, descend du premier étage sur des béquilles. Blessée à la cheville, elle vient s’assurer qu’il a entendu le livreur de passage sonner. Elle distribue des mots gentils et remonte travailler. Alain Jean-Marie raconte comment il est arrivé à Paris en 1973. « Je suis allé à la Cigale, un restaurant où jouaient des musiciens antillais. Le pianiste venait de démissionner. Le lendemain, je démarrais. » Il évoque la Villa, club disparu de la rue Jacob. « C’était un peu la banlieue de New York : tous les musiciens américains de passage à Paris y venaient. Quand on avait fini un concert, on sautait dans un club voisin attraper la fin d’un autre. Aujourd’hui, l’activité se resserre autour des Halles. » Sunset, Duc des Lombards et Baiser salé, où il aime jouer encore, mais plutôt à 19 h 30, « en matinée ».

Alain Jean-Marie est un oiseau de nuit. « C’est ma saison, la nuit », glisse-t-il, en invitant, avant que la nuit ne tombe, justement, à découvrir une de ses salles de musique au fond du jardin. Un piano droit est placé contre le mur d’une pièce où les tissus, les matelas et les coussins disposés donnent envie de s’arrêter là. Mais sa salle de musique favorite est ailleurs, dans un sous-sol fermé par une très petite porte obligeant à se baisser, telle Alice engloutissant un biscuit magique. Une lampe suspendue fait briller le plateau d’une table ronde. Une batterie démontée attend une répétition prochaine sur un tapis. Et deux demi-queues jumeaux cachés par des couvertures, « pour ne pas déranger les voisins », se serrent les coudes. « Celui-ci est mon préféré », confie-t-il en s’asseyant derrière un Steinway. Sur le pupitre, du Jean-Sébastien Bach. « Mes exercices de lecture ! », montre-t-il. Puis il commence à jouer, comme s’il prenait le morceau en cours de route. Il joue comme pour faire un petit cadeau, après le chocolat, en donnant un bout de solo doux comme une confidence, et salé comme un coup d’œil sur un espace un peu secret.

(1) At Barloyd’s, Alain Jean-Marie, Franck Amsallem, Pierre de Bethmann, Vincent Bourgeyx, Pierre Christophe, Laurent Coq, Laurent Courthaliac, Fred Nardin, Manuel Rocheman, Jazz&people.

Alain Jean-Marie en concert avec le Sara Lazarus quartet les 26 et 27 décembre au Sunside à Paris.

Musique
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