Amérique centrale : Tenter le passage, une fois encore…

L’histoire de Julissa Garcia, travailleuse domestique, évoque celle de ses compatriotes partis par milliers du Honduras début octobre pour tenter de gagner les États-Unis.

Patrick Piro  • 5 décembre 2018 abonné·es
Amérique centrale : Tenter le passage, une fois encore…
© photo : Patrick Piro

Où se trouve Julissa aujourd’hui ? Est-elle dans le flot des milliers de migrants partis le 13 octobre du Honduras et aujourd’hui entassés sous des abris de fortune à Tijuana, la ville-frontière mexicaine, dans l’espoir désespéré de forcer, à un moment ou à un autre, le passage vers les États-Unis ? Nous l’avions rencontrée deux semaines avant le début de cet exode, à l’occasion d’une rencontre latino-américaine qui rassemblait à Guatemala Ciudad des travailleuses domestiques en lutte pour la reconnaissance de leurs droits et la conquête de salaires dignes.

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La rondeur poupine de son visage et son maquillage un brin adolescent donnaient l’impression qu’elle était venue faire sagement ses classes au contact de militantes burinées par les résistances. Puis elle s’était levée pour interpeller l’audience de la voix rauque et puissante d’une femme qui ne baisse ni le ton ni les yeux, soutenant sa harangue d’une gestuelle coléreuse qui démentait soudain son air candide. Julissa n’a pas poussé sa scolarité plus loin que le primaire. On est pauvre, alors il faut aider la famille et se saisir dès que possible du moindre petit boulot. Elle a 14 ans quand sa première expérience l’instruit d’entrée sur les réalités de son milieu social : 15 jours de travail comme domestique chez un particulier qui la vire sans un sou, accusée d’avoir volé, prétexte pour se débarrasser d’une gamine inexpérimentée, juge-t-elle. « Et puis il y a des cas d’exploitation qui frisent l’esclavagisme. Au Honduras, les employées domestiques n’ont aucun droit. »

Julissa a grandi à San Pedro Sula. Deuxième ville et cœur économique du pays, cette localité traînait jusqu’au milieu des années 2010 la réputation de « capitale mondiale du crime ». Avec Caracas, San Salvador et Acapulco, elle fait toujours partie du peloton de tête des villes les plus violentes de la planète, selon une étude de la Banque interaméricaine de développement (BID) livrée fin novembre : à raison de plus de 80 homicides pour 100 000 habitants, les taux annuels y sont dix à vingt fois plus élevés que la moyenne mondiale. La BID s’interroge sur cette « anomalie » statistique de la région centraméricaine : la croissance économique ainsi que l’amélioration des indices sociaux (santé, éducation, etc.) n’ont eu qu’une influence marginale sur le niveau de délinquance. Les explications ne manquent pourtant pas : le chômage des jeunes augmente toujours et le Honduras est ravagé par des gangs ultra-violents qui se livrent à toute sorte de trafics (drogues, ressources naturelles) et d’activités criminelles (rackets, enlèvement et traite des personnes, règlements de comptes, etc.).

C’est de San Pedro Sula que s’est ébranlée la caravane des migrants, dont les Honduriens composent le principal du contingent parvenu à Tijuana six semaines plus tard. À mesure de sa progression vers le Nord, Donald Trump a stigmatisé à coups de tweets incendiaires un ramassis de criminels en route pour « envahir » les États-Unis. Les témoignages recueillis au long des 4 000 kilomètres parcourus par la cohorte dessinent un tout autre profil. Le Movimiento migrante mesoamericano (Mouvement migrant centraméricain), qui lutte contre les atteintes aux migrants, nombreux et très exposés dans la région, souligne une dominante de familles et de jeunes. Parmi les plus frappés par le chômage, ces derniers sont régulièrement dans le collimateur de la police ou des maras, les gangs locaux, en quête de main-d’œuvre fraîche pour étendre leur emprise.

Julissa a connu pendant des années la galère de boulots d’employée de maison : « Il y avait toujours un problème ou un autre : un salaire indécent, pas de contrat, des horaires et des tâches très extensibles… J’ai arrêté, c’était trop d’exploitation. Au Honduras, il y a très peu de travail. Alors on émigre. » Vers la capitale ou à l’étranger, même quand on est mineure. « Les filles visent des pays comme le Salvador ou le Mexique, où l’on peut espérer gagner entre 8 et 10 dollars par jour. » Soit près de cinq fois plus que la rémunération moyenne en milieu rural au Honduras. À l’âge de 19 ans, elle décide un jour de quitter San Pedro Sula pour le Guatemala voisin, où, lui promet-on, il y a du travail bien payé pour les domestiques.

Embauche pour l’enfer. Le rabatteur travaille pour un réseau de traite des femmes à Guatemala Ciudad. « J’ai été vendue pour 7 000 quetzals (1) à un bordel, dans la Zone 5. » Elle et d’autres jeunes femmes y sont déshabillées et battues, sévices destinés à les mater. Au bout de trois jours, elle parvient à s’enfuir. « J’ai couru nue dans la rue, j’ai cogné à la première porte, on m’a ouvert… » Elle apprendra plus tard qu’une compagne d’évasion a été rattrapée par le gang et tuée.

Julissa parvient à rentrer au Honduras, où elle trouve un emploi à demeure dans une famille colombienne, « des gens friqués et enfin un patron correct. J’y suis restée quinze ans ». Mais elle a depuis longtemps la tête ailleurs. Avec pudeur, elle évoque un drame précoce dans sa vie. Alors qu’elle n’avait que 2 ans, elle a été séparée de sa mère, qui a émigré seule pour tenter sa chance loin du Honduras. Après deux années à Mexico, comme une pause avant le grand saut, elle est passée illégalement aux États-Unis et vit à New York, sans papiers, depuis trente ans. « On se parle au téléphone de temps en temps. J’ai 35 ans et je ne l’ai jamais revue. Elle nous envoyait de l’argent quand elle était jeune. Aujourd’hui, c’est quand elle peut. Sa santé est mauvaise… »

Julissa a pris son élan à quatre reprises pour tenter de rejoindre sa mère. « Je n’ai jamais pu dépasser Mexico. » En 2014, dernière expédition en date, elle emmène son fils, alors âgé de 11 ans. Elle laisse 3 500 dollars pour lui à un « coyote », un passeur spécialisé dans le perçage de frontière avec les États-Unis. « Il a pu rejoindre ma mère. » Satisfaction d’avoir mis son fils à l’abri, même sous la menace permanente d’une expulsion. Mais le sacrifice a doublé la déchirure. « Ils me manquent trop… » Et dans un regard droit, habité de certitude : « J’essaierai à nouveau, c’est sûr. »

(1) Environ 700 euros.

Monde
Temps de lecture : 6 minutes

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