Anne Coppel : « La politique des drogues en France est une politique policière »

La sociologue Anne Coppel explique les raisons du blocage idéologique français en faveur de la répression. Et prône des programmes pragmatiques au niveau régional.

Olivier Doubre  • 12 décembre 2018 abonnés
Anne Coppel : « La politique des drogues en France est une politique policière »
© photo : BENJAMIN MENGELLE / HANS LUCAS

Présidente d’honneur de la première association d’usagers de drogues française (Auto-Support d’usagers de drogues, Asud), Anne Coppel est à la fois chercheuse en sciences sociales, experte à ce titre des politiques des drogues, et une militante en faveur, a minima, de la décriminalisation de l’usage simple des stupéfiants aujourd’hui illicites. Son militantisme remonte au début des années 1990 lorsque, en pleine épidémie de sida, les « toxicos » sont parmi les premiers frappés. L’hécatombe est bien souvent tue, les minorités sexuelles ne souhaitant pas être assimilées à cette population encore plus stigmatisée qu’elles.

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Avec des médecins, des militants associatifs et des travailleurs sociaux, Anne Coppel crée et préside l’association Limiter la casse, qui, en 1994, contribue à obtenir l’autorisation de mise sur le marché des traitements de substitution aux opiacés (TSO, comme le Subutex ou la méthadone), entraînant rapidement une chute vertigineuse des overdoses, des contaminations par les maladies infectieuses telles que le sida ou les hépatites, et surtout de la délinquance liée à la dépendance aux drogues. La sociologue explique les raisons de l’acharnement français à poursuivre une politique pénale parmi les plus répressives des pays occidentaux, alors même que l’Hexagone est le premier consommateur de cannabis en Europe – et le troisième de cocaïne.

Pourquoi la France demeure-t-elle le pays le plus répressif d’Europe en matière de politique des drogues ?

Anne Coppel : Il n’est pas aisé de répondre à cette question. On peut, à coup sûr, considérer que la population française comporte une bonne part de vrais réactionnaires, adeptes d’un « Travail, Famille, Patrie » qui constitue sans doute une partie de la morale dominante. Mais cette réponse n’est pas satisfaisante si l’on veut vraiment être rigoureux. Je crois donc qu’il faut plutôt regarder ce qui s’est passé chez nos voisins. Or, ce qui a fait évoluer les Suisses, les Allemands ou d’autres Européens (qui ne sont pas particulièrement des amis des drogués depuis toujours), c’est que, dans tous ces pays, ce sont d’abord des collectivités locales qui ont à traiter ce problème. Pragmatiquement.

L’obstacle, en France, est qu’il s’agit d’une politique nationale. Quand, à Francfort, il y a une scène de consommation et de trafic à côté de la gare et en bas du siège des grandes banques, les banquiers demandent que le quartier soit « nettoyé ». La ville et le land cherchent alors une réponse concrète. Ils consultent, étudient ce qui se fait ailleurs, commencent par ouvrir des centres d’accueil puis, s’apercevant que cela ne suffit pas car les gens continuent à s’injecter dans la rue, ouvrent plusieurs salles de consommation à moindre risque afin de « gérer » au jour le jour le problème. La France, elle, a une approche idéologique et nationale. Elle ne cherche pas à résoudre en premier lieu les problèmes posés.

C’est donc là la grande différence avec nos voisins…

Certainement. Tous les autres pays, même avec une législation nationale prohibitionniste, abordent les problèmes liés aux consommations de drogues de manière radicalement différente de la nôtre. La Suisse, l’Allemagne, mais aussi l’Espagne, le Portugal et la Belgique fonctionnent avec des politiques régionales qui, toutes, vont chercher des solutions concrètes. Le Royaume-Uni également, avec une forte tradition de responsabilités locales, où la politique écossaise n’est pas la même qu’à Liverpool, qui n’est pas la même qu’à Londres.

En France, nous ne cherchons pas vraiment les solutions. Les politiques tiennent des discours où ils proclament qu’ils vont « répondre à l’insécurité » ou, plus précisément, ils montrent qu’ils ne sont pas « laxistes ». Nous serions prétendument, depuis la première « cohabitation » et le gouvernement Chirac de 1986, face à une alternative laxisme/répression ! Si, à l’époque, Chirac a bien tenté de mettre tous les toxicos en prison, ce qui s’est révélé impossible, le PS, de retour au pouvoir en 1988, en a tiré la conclusion qu’il fallait prendre au sérieux le « problème de la drogue ». Georgina Dufoix, nommée à la présidence de la Délégation générale de lutte contre les drogues et la toxicomanie (DGLDT), a publié en 1990 un rapport intitulé Le Combat pour la vie, dans lequel il n’y avait pas un mot sur le sida ! Act Up-Paris a dénoncé ce scandale et c’est comme cela que nous avons commencé à militer, notamment avec l’association Limiter la casse.

Tout cela illustre le blocage français, avec un clivage qui demeure idéologique entre « laxisme » et « répression ». Ainsi, on n’avance pas. On ne résout pas les problèmes et on continue dans l’affrontement pur et dur, qui est le fondement même de la « guerre à la drogue », c’est-à-dire aux usagers : 83 % des interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants concernent l’usage, et 9 % pour l’usage-revente.

Le début de la politique répressive française de masse est matérialisé par la loi du 31 décembre 1970, dite « loi Marcellin », du nom du ministre de l’Intérieur de l’époque. Pourtant, elle repose sur le diptyque entre le pénal et le soin…

Certes. Mais la loi de 1970 est d’abord une loi, dans la même logique que la politique de « guerre à la drogue » de Nixon outre-Atlantique, imposée non par la Chancellerie mais par le ministère de l’Intérieur, qui voulait absolument rétablir l’ordre. Puis, en 1978, sous Giscard, Monique Pelletier rend un rapport où elle insiste sur le fait qu’il est inutile et même contre-productif de mettre les usagers de cannabis en prison. Toutefois, elle choisit de dire qu’il ne faut pas changer la loi, car l’opinion publique ne serait pas mûre, et qu’il faut simplement édicter une circulaire demandant à ne pas incarcérer les usagers de drogues. Or, c’est sur cette recommandation que s’est créée l’illusion, durant les années 1980, que les usagers de drogues n’iraient pas en prison. Les libéraux, la gauche et le PS au pouvoir ont été satisfaits. Mais, en fait, la loi de 1970 a été appliquée !

Évidemment, Chirac a eu beau jeu, à partir de 1986, de dire que la loi n’était pas appliquée, avec une campagne sur l’insécurité. Mais, alors que les Anglais adoptaient, face au sida, la politique de réduction des risques, le débat en France portait sur l’alternative entre prison et traitements obligatoires ! Et le sida, il ne fallait pas en parler. Si Chirac n’a pas pu mettre tous les toxicomanes en prison, ce qui a fonctionné, c’est la guerre à la drogue – et donc aux usagers. On n’est pas arrivé au niveau d’incarcération américain, mais on a choisi la même voie.

En gros, il y a eu un double discours : au peuple, on affirme la présence de l’État et sa sévérité ; à l’élite intellectuelle, on dit qu’il ne faut pas s’inquiéter et qu’on ne met pas les drogués en prison. Ce débat, emprisonner ou non, est revenu ensuite sans arrêt, en ­particulier avec Sarkozy, la politique du chiffre et les peines planchers. Mais, ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’on ne peut pas mettre des millions d’utilisateurs en prison. Sauf à faire des camps !

Que va donc engendrer cette application, certes partielle, de la loi de 1970 ?

Elle engendre une répression sans cesse accrue. Et surtout un débat idéologique, puisqu’on ne s’occupe pas des chiffres, en réalité. La réalité de la répression, les Français ne la connaissent pas. Quand Sarkozy dit qu’il va lutter contre les trafiquants de drogues avec un Kärcher, tout le monde sait de qui il s’agit ! Car c’est bien une manière de tenir en main les cités de banlieue.

Peut-on dire que le blocage français en matière de stupéfiants vient aussi de l’assimilation incessante des quartiers populaires à des zones de trafic et serait une forme de gestion policière de ceux-ci, alors que les habitants de ces quartiers comptent parmi les premières victimes des trafics ?

Contrairement aux États-Unis, où la politique répressive envers les ghettos noirs a été une politique volontaire et revendiquée, celle menée en France l’a été sans le dire franchement. Longtemps, l’image du drogué est restée celle du hippie, du baba, et on ne parlait jamais de la diffusion massive et silencieuse de l’héroïne dans les quartiers, comme nous l’avons montré dans La Catastrophe invisible_.

À gauche, le principe était : « Surtout, n’en parlons pas ! » Mais il n’y avait pas de débat. Les soignants s’opposaient simplement aux traitements obligatoires, mais n’étaient pas franchement partisans des campagnes de prévention contre le sida et en faveur de la réduction des risques. Puis, en 1992, nous avons lancé avec quelques médecins militants, comme Clarisse Boisseau et Jean Carpentier, une campagne en faveur des traitements de substitution aux opiacés, soutenue par Act Up, entre autres. Mais l’hécatombe qui avait cours dans les cités, personne n’en parlait. En revanche, du côté des partisans de l’ordre, on a commencé à parler des dealers et des toxicomanes, surtout quand ils ont une couleur de peau différente ! Comme une partie du PS a suivi de ce côté-là, le plan santé de Bernard Kouchner a été repoussé et le PS a emboîté le pas à la « guerre à la drogue », qu’a reprise le ministre de l’Intérieur de l’époque, Paul Quilès, à partir de janvier 1993.

Par la suite, cette guerre s’est intensifiée, avec l’escalade de la demande sécuritaire, au moment où Nicolas Sarkozy est devenu ministre de l’Intérieur. À partir de là, l’ennemi a été clairement désigné : l’immigré, lié aux trafics. Cette politique de guerre aux usagers de drogues a été menée conjointement à une montée du racisme. Dès la fin des années 1970, les pratiques policières héritées des pratiques coloniales se sont tournées en direction des immigrés, dans les quartiers populaires. Et la politique des drogues en France est une politique policière, alors qu’il s’agit d’un problème de santé. Et plus la répression est violente, plus la violence monte dans les quartiers, tout comme, en face, la violence des mafias. Mais l’enjeu de cette politique policière est bien la stigmatisation, la répression : tenir en main les quartiers populaires, cœur de la politique française des drogues.

Quel rôle tient l’amende forfaitaire délictuelle dans cette politique des drogues ?

Cette contravention, comme premier niveau de la répression pénale, est un nouvel outil policier qui s’ajoute au millefeuille des sanctions dans le système français de la prohibition des drogues. Elle constitue un accroissement de la politique de répression, puisque, après une contravention, on est de fait récidiviste et donc susceptible d’être incarcéré. Il faut d’ailleurs ajouter qu’on ne réprime pas là les trafiquants mais les usagers : aujourd’hui, seulement 6 % des interpellations concernent le trafic.

Anne Coppel est spécialiste des politiques des drogues, auteure de La Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne_, avec Michel Kokoreff et Michel Peraldi (dir.), Amsterdam, 2018.

Société Santé
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