Dunkerque roule au sans-ticket
Le transport gratuit pour tous, tous les jours : depuis septembre, les habitants de l’agglomération du Nord voyagent sans bourse délier. Une nouvelle liberté pour beaucoup.
dans l’hebdo N° 1532-1534 Acheter ce numéro
Une poignée de voyageurs s’abrite contre les façades vitrées de la gare de Dunkerque. Le petit crachin matinal les retient de s’élancer dans la ville. Un jeune intrépide à la tignasse blonde – sûrement un gars du coin – jette son billet de train composté dans une poubelle et se faufile entre les gouttelettes. Quelques enjambées plus loin, le voilà devant une rangée de bus. Le grand blond grimpe à bord d’un des véhicules. Un simple hochement de tête au chauffeur, il s’installe et la porte se ferme. Pas besoin de retrouver sa carte d’abonnement, encore moins de farfouiller dans ses poches pleines de tickets à la recherche du seul non composté. Pas même un brin de monnaie à trouver. Le transport est gratuit.
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Patrice Vergriete, maire et président de la communauté urbaine dunkerquoise (CUD), en avait fait une promesse de campagne. Il voulait voir ses bus se remplir. Après trois années d’expérimentation les week-ends, la gratuité s’applique tous les jours depuis septembre. L’élu dresse un bilan temporaire enthousiaste : « Nous avons observé une hausse en semaine de 50 %, et la fréquentation a plus que doublé le samedi et le dimanche. » Une fierté pour cet ancien urbaniste. Avec ses 200 000 âmes, l’agglomération devient la plus grande collectivité de France à avoir mis fin à la tarification de ses transports, devant le pays d’Aubagne. Plus qu’un trophée, l’élu divers gauche y voit une philosophie : « La mobilité constitue un élément clé dans la lutte contre l’exclusion et l’isolement. Je la considère comme un des droits fondamentaux du citoyen. »
Sur l’une des 17 lignes, direction Grande-Synthe, une retraitée aux boucles d’oreilles clinquantes et au brushing impeccable s’assied à l’avant. Un chauffeur monte à son tour, elle l’interpelle : « Vous allez à Auchan, monsieur ? » Le grand gaillard répond hardiment : « Je vous dépose si vous voulez. » Et enchaîne : « Je peux même faire vos courses ! » La femme, pince-sans-rire, rebondit : « Bien aimable ! Je vous achèterai un petit père Noël en chocolat. » Francine a 86 ans « et demi » – elle y tient. « J’avais une voiture mais je ne la prends plus, trop dangereux. Je n’ai envie ni de prendre une amende ni de perdre de points. » Elle insiste : « Non, non, non ! » Depuis la mise en place de la gratuité, elle se déplace davantage. « Avoir un chauffeur, que demander de plus ? » Veuve depuis près de trente années, elle en profite pour voir du monde : « Un café, un gâteau avec des amis, ça m’occupe ! » Son regard bleu se perd par la fenêtre, où défile le port du bassin de la Marine de Dunkerque. Sans quitter le décor industriel des yeux, elle lâche un à peine exagéré : « Liberté ! »
Une gratuité pas si coûteuse
« La gratuité n’est pas si chère, s’amuse Patrice Vergriete. Les 4,5 millions d’euros issus de la billettique ne représentaient que 10 % du coût de fonctionnement du réseau. » L’élu compare : « Ça correspond à 1 % du budget de la CUD. Cela n’avait rien d’irremplaçable. » L’initiative a bénéficié d’une augmentation du « versement transport » du mandat précédent. Cet impôt permet aux communes ou communautés d’agglomérations d’exiger des entreprises locales une participation au fonctionnement du réseau. « L’augmentation de cette taxe devait permettre à l’agglomération de réorienter ses dépenses vers la construction d’un grand complexe sportif. Nous l’avons abandonné », explique le maire.
Direction Malo-les-Bains. Parka floquée « DK’Bus » sur le dos et le contact facile, un chauffeur accueille une classe d’élèves de primaire. Un défilé de « Bonjour monsieur » plus ou moins spontanés. Sofiane, à cheval sur la politesse, soupire, un sourire en coin. Ce conducteur de bus, syndiqué à la CGT, redoutait la bascule. « Un saut dans l’inconnu ! » décrit le trentenaire. « Mes collègues et moi étions réticents pour la gratuité totale. Nous avions peur pour nos conditions de travail et pour l’emploi. » Mais le syndicaliste au regard bienveillant se voit vite rassuré par les premiers effets. Le réseau a dû se doter de 30 nouveaux véhicules, pour atteindre une flotte de 130 bus. « Il y a eu 25 embauches en CDD et une bonne partie vont obtenir un CDI », se réjouit-il.
Gilles Laurent, président de l’Union des voyageurs du Nord, tempère un brin l’enthousiasme général : « Si ça marche trop bien, il faudra bien trouver de l’argent pour améliorer le fonctionnement. » Mais, pour l’instant, Patrice Vergriete affirme le budget transport « à l’équilibre » et refuse de toucher aux impôts locaux : le maire voulait redonner du pouvoir d’achat aux ménages.
Les grandes vitres du Terminus lui donnent des airs de tableau d’Edward Hopper. Ce troquet de voyageurs et d’habitués jouxte la gare. À l’intérieur, une chaîne d’information en continu dresse le bilan parisien du mouvement des gilets jaunes. Deux commentateurs s’écharpent à propos des taxes sur les carburants. Stéphane, 53 ans, n’y prête pas l’oreille et termine son verre. « Je touche le RSA, donc je ne payais déjà pas très cher le bus », souligne cet ancien garçon de café. Il poursuit avec un large sourire : « Mais bon, ça fait toujours quelques euros de plus dans la poche ! » À vrai dire, cet habitant de Saint-Pol-sur-Mer pense surtout aux familles. Il entame une démonstration avec enthousiasme : « Imaginez ! Dans les Hauts-de-France, l’été, les billets aller-retour de TER coûtent 2 euros. Une famille prend le train à Maubeuge. À cinq, pour 10 euros, ils viennent à Dunkerque. On les emmène à la plage, c’est gratuit. » Il poursuit : « Avec les sous économisés, ils peuvent se permettre de payer une glace aux enfants ! »
Politique incitative
Jaune, vert, orange, bleu, magenta… Les bus bigarrés contrastent avec les murs ocre de la place Jean-Bart. Dans l’un des bars branchés qui la bordent, Lydie efface le menu du jour de l’ardoise. Elle n’y travaille pas, mais elle aide le patron, son mari. Ensemble, ils forment une grande famille recomposée, avec six enfants de 13 à 24 ans. « Nous ne prenions pas d’abonnements, seulement des carnets de 10 voyages. À 1,40 euro le ticket, ça pouvait revenir très cher », témoigne-t-elle. Comme en écho au scénario imaginaire de Stéphane, elle raconte qu’elle profite davantage des transports pour ses loisirs : « Pour les fêtes, nous emmenons les enfants dans un parc d’attractions à Adinkerque, en Belgique. » Pour ces 20 kilomètres de trajet, la grande famille ne déboursera pas un sou, ni pour le parking à 10 euros, donc.
Outre ses loisirs, Lydie attrape tous les matins un bus pour aller travailler dans le centre. Elle réfléchit puis se souvient en riant : « Je n’avais pas pris les transports en commun depuis le lycée ! » En réalité, la petite femme vêtue d’un pull à capuche n’habite pas très loin de son travail : avant, elle faisait tout à pied ou à vélo. Elle illustre ainsi l’un des écueils de cette gratuité nouvelle : l’absence de réel report de l’automobile vers l’autobus. Quentin David, chercheur au laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po et coauteur d’une étude sur la gratuité des transports à Paris, expose ses conclusions : « Dans toutes les expériences observées en France et dans le monde, l’effet sur la présence de la voiture demeure très faible. Les piétons et cyclistes sont les premiers à basculer vers le transport collectif. »
Frédéric Héran, économiste et urbaniste, dénonce vivement ce qu’il considère comme une hérésie : « C’est dingue ! Mettre des cyclistes et des piétons dans un bus ? À quoi ça sert ? La gratuité ne doit pas s’autosuffire, elle doit servir à quelque chose ! » Selon ce maître de conférences à l’université Lille-I, des mesures « efficaces » consisteraient à s’attaquer aux « coûts généralisés » de la voiture. En effet, dans ce calcul, le prix n’a pas une grande incidence, mais le confort et l’aspect pratique, oui. Selon lui, il faudrait donc réduire le nombre de places de parking, installer des plots pour lutter contre le stationnement sauvage ou encore créer des couloirs réservés aux bus.
Patrice Vergriete s’oppose à cette méthode : « Je veux récupérer de la place en centre-ville, mais sans brusquer les habitants. C’est une politique incitative, j’offre d’abord l’alternative. » Objectif de l’élu dunkerquois : multiplier par deux la part du bus dans les déplacements d’ici à 2020, initialement à 5 %, contre deux tiers en voiture. Le président de la CUD l’admet lui-même, la gratuité ne suffit pas : « Elle sert de produit marketing. C’est la qualité qui fidélise le client. » En septembre, la refonte totale du réseau de transport a accompagné la gratuité. « Un tiers des habitants de la partie centrale de l’agglomération résidait à moins de 300 mètres d’un arrêt de bus, avec un passage toutes les 10 minutes. Aujourd’hui, c’est 80 % », détaille fièrement le maire. Sa stratégie, qu’il voit comme un « choc psychologique », tendrait à bousculer les habitudes de déplacement.
Une page qui se tourne
Mélodie, elle, a joué le jeu. Serveuse dans un restaurant chic du centre-ville, elle a définitivement abandonné sa voiture. Coupe à la garçonne et lunettes stylées, la jeune femme de 26 ans avoue avoir eu un « pépin » avec son véhicule. « J’ai pris la décision de ne pas en racheter. L’investissement de départ représente un coût important, et je ne parle même pas du carburant, de l’entretien, etc. Je suis bien mieux comme ça », lance-t-elle convaincue.
La nuit tombe. Après dix-huit mois de travaux intensifs, le centre-ville revit. Une grande roue de Noël parade sur la place Jean-Bart, nouvellement piétonnisée, tandis que les bus poursuivent leur manège nocturne. Ici, des amoureux bravent le vent frisquet de la mer du Nord. Là, un groupe d’amis jette son dévolu sur les couleurs chaudes d’un restaurant. Plus loin, sur la place de la gare, les travaux en son centre sont en train d’être finalisés. De grandes poutres blanches se dressent vers le ciel. Les primo-arrivants y verraient un hasardeux exercice d’art contemporain, les Dunkerquois y discernent l’ancien terminal de bus, comme une page qui se tourne.
Juste en face, le café Elleboode. Le petit bar chaleureux offre une parenthèse à de jeunes réfugiés en quête d’Angleterre. Au-dessus du comptoir et de ses piliers, de petites lumières fluorescentes clignotent gaiement. Un poste de radio crachote des chansons des années 1980. La patronne, plongée dans une conversation, reste attentive à ses clients. Elle jette un coup d’œil à l’horloge. Presque 22 h 30. L’heure du dernier bus de nuit vers Grande-Synthe. Elle interpelle les jeunes, la parenthèse se referme. La partie de billard restera sans vainqueur. Ils règlent leur Coca-Cola et, tandis que le poste les salue d’un « Goodbye Stranger » de Supertramp, ils s’enfoncent dans la nuit, sans ticket.