Europe : Libre-échange, la machine infernale
Des accords déjà conclus avec le Canada et le Japon. À venir, avec l’Amérique latine, le Vietnam, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et plusieurs pays africains. Et aussi un accord mondial pour les tribunaux arbitraux… À l’approche des élections européennes de mai 2019, Bruxelles accélère sa fuite en avant face aux critiques. Quitte à passer en force sur un sujet qui remodèle l’économie et la vie quotidienne de millions d’Européens.
dans l’hebdo N° 1530 Acheter ce numéro
La Commission européenne a hérité en 2007 des pleins droits sur la politique commerciale et douanière des États membres, avec le traité de Lisbonne, qui entérinait une partie des réformes rejetées deux ans plus tôt par les référendums français et néerlandais sur la Constitution européenne. Elle lance alors des négociations bilatérales aux quatre coins de la planète, à un moment où l’Organisation mondiale du commerce (OMC) patine et ne parvient plus à amplifier le mouvement de libéralisation du commerce. Les antagonismes sont trop forts, notamment entre les pays en voie de développement, qui lorgnent les marchés alimentaires des pays riches, et ces derniers, qui aimeraient bien exporter le produit de leur industrie en se protégeant d’une déferlante sur leur marché alimentaire. Le règne sans partage des États-Unis et l’émergence de la Chine sapent également les efforts de multilatéralisme de l’OMC.
Les dirigeants européens planchent alors sur des accords de « nouvelle génération », bilatéraux et étendus. Ils ne se contentent plus de supprimer les derniers droits de douane sur les échanges commerciaux réciproques. Ils installent des organes de coopération réglementaire pour lever les « barrières non tarifaires » aux échanges que sont les règles sociales, sanitaires ou environnementales (lire ici). Ces accords « vivants » évoluent donc dans le temps,_ en installant les lobbys au cœur du processus d’écriture des règles du commerce mondial.
Les négociations, secrètes, aboutissent en premier avec les pays qui nous ressemblent. Après la signature en 2011 d’un accord avec la Corée du Sud, les négociations avec les États-Unis s’achèvent. Il faudra la bronca citoyenne et l’élection de Donald Trump en 2017 pour torpiller, provisoirement, le fameux Tafta.
Dans son ombre surgit alors le Ceta, premier véritable accord de nouvelle génération signé par l’Union européenne, avec le Canada. Il est appliqué à 95 % depuis le 21 septembre 2017, en attendant que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) rende son jugement sur la compatibilité des tribunaux arbitraux avec le droit européen. Ces cours de « protection des investissements », composées d’avocats d’affaires, qui prononcent des amendes parfois considérables contre des États sur réclamation des multinationales lorsqu’une réglementation sociale, environnementale ou sanitaire contrevient à leurs intérêts (lire ici)… La procédure de la CJUE a été ajournée et ne devrait pas aboutir avant les élections européennes, ce qui n’est pas pour déplaire aux dirigeants européens, qui redoutent un vent de contestation.
Le Ceta doit aussi être voté par les Parlements nationaux, à l’instar d’un autre accord négocié avec Singapour. Une épreuve redoutée, même en France, où la majorité, certes favorable au libéralisme, a dû multiplier les démarches pour tenter de verdir le texte lorsque Nicolas Hulot était encore ministre de l’Environnement. Les objectifs des accords de Paris en matière de réduction de gaz à effet de serre sont donc rappelés tous azimuts, mais la France n’a rien obtenu de véritablement engageant des autres signataires. Ni le veto climatique promis pour empêcher que des lois de protection du climat soient attaquées devant les tribunaux arbitraux ; ni la transparence des négociations en cours ; ni l’arrêt des négociations avec les États qui refusent de signer l’accord de Paris ; ni l’incorporation dans l’accord commercial d’un « principe de précaution » digne de ce nom. Ce qui fait dire au Conseil général de l’environnement et du développement durable, rattaché au ministère de l’Environnement, en novembre, que « les résultats du plan d’action [pour verdir le Ceta] sont incomplets ».
La démarche bute surtout sur la contradiction fondamentale entre la volonté de réduire les émissions de gaz à effet de serre et la recherche d’une intensification toujours plus forte des échanges de marchandises. « Les émissions associées aux échanges commerciaux internationaux ne sont même pas comptabilisées dans les inventaires des émissions des gaz à effet de serre, ni du pays exportateur ni du pays importateur », soupire Laurent Ciarabelli, coordinateur du collectif Stop Tafta, Ceta et accords de libre-échange.
Un peu plus d’un an après l’entrée en application du Ceta, un premier bilan est possible. Il montre une hausse des exportations vers le Canada, les entreprises commerçant déjà avec ce pays ayant profité de la quasi-suppression des droits de douane pour intensifier leurs échanges (+ 7 % selon Eurostat, + 12 % selon StatCan). Les importations stagnent en revanche dans le sens Canada-Europe, au grand dam notamment des producteurs bovins canadiens (lire ici).
Pour l’Institut Veblen et la Fondation pour la nature et l’homme, ce premier bilan s’avère en revanche « inquiétant » au regard de l’absence de prise en compte des enjeux climatiques et des premières manœuvres de lobbys canadiens de l’agriculture, favorables aux pesticides. « Le Canada autorise 42 molécules interdites dans l’UE [et c’est] l’unique pays au monde à autoriser la production pour la consommation humaine d’animaux génétiquement modifiés avec le saumon de la marque Aqua Bounty. En dépit de leur interdiction sur le marché européen, à ce jour aucune démarche n’a été entreprise par la France ou par l’UE afin de garantir la traçabilité et faire respecter cette interdiction de manière effective », écrivent les deux organisations dans un rapport publié le 19 septembre.
Ce type d’accord accélère également la dérégulation financière et décuple le risque d’explosion de futures crises, préviennent Finance Watch et l’Institut Veblen dans un rapport en octobre : « Les textes contiennent de nombreuses restrictions en matière de régulation et pourraient par exemple interdire des mesures visant à limiter la taille des banques, à encadrer certaines activités nocives telles que le trading à haute fréquence ou encore à rendre plus difficile la lutte contre le blanchiment et l’évasion fiscale. »
Du 11 au 13 décembre, le Parlement européen votera un accord avec le Japon similaire au Ceta, dont l’impact devrait être significativement plus important : le Jefta (Japan-EU Free Trade Agreement). Il crée la plus importante zone de libre-échange au monde, couvrant un tiers des richesses planétaires, avec, parmi les motifs d’inquiétude des ONG, le principe des « listes négatives » choisi pour la libéralisation des services : les marchés de services seront réputés ouverts à la concurrence internationale, sauf une liste d’exceptions définies par le traité. Les nouveaux marchés, notamment liés aux nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle, devront être ouverts avec un minimum de régulation.
Le Jefta diffère en revanche du Ceta sur un point crucial : les tribunaux arbitraux, nécessitant un vote des parlements nationaux (ce qui a déjà causé des déboires au Ceta devant le Parlement wallon), ont été sortis de l’accord. L’Europe s’affranchit de cet aléa démocratique en sortant le volet « investissement » et son tribunal arbitral des futurs accords. Elle nourrit néanmoins de grands projets : un projet de tribunal multilatéral permanent des investissements, présenté comme une version corrigée des cours arbitrales pour prévenir notamment les risques de conflits d’intérêts, a été lancé à l’échelle du globe dans le cadre de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI).
La société civile n’en est pas moins en alerte rouge sur ce type de mécanisme, qui reste déséquilibré en faveur des multinationales et protège démesurément les mesures libérales prises pour accélérer la mondialisation du commerce. Une campagne de mobilisation des ONG est en préparation pour le début de l’année 2019, avec ce tribunal multilatéral des investissements en ligne de mire, pour espérer peser sur les négociations qui devraient reprendre début avril à New York.
La période qui s’ouvre sera déterminante, car l’Europe doit également signer en février deux accords avec Singapour sur l’investissement et sur le commerce, afin d’éviter de devoir consulter les parlements nationaux. Idem avec le Vietnam, tandis que les négociations ont été relancées avec les États-Unis. Les négociations avec le Mercosur, dont un nouveau round est prévu du 10 au 14 décembre, inquiètent également. Encore plus depuis l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil, président ouvertement anti-écologiste.
« Au niveau européen, l’insoutenabilité environnementale et sociale de la politique commerciale n’est absolument pas débattue, et les conditions d’un véritable débat démocratique serein et argumenté ne sont malheureusement pas réunies, regrette Mathilde Dupré, chargée du programme commerce à l’Institut Veblen. Dans le contexte actuel de rejet de l’Europe et de montée des extrêmes droites, cette fuite en avant de la politique commerciale européenne pourrait avoir des effets délétères »,
Au total, 116 accords commerciaux sont en vigueur ou en cours de négociation. Autant de couches et surcouches de réglementation qui, progressivement, verrouillent une mondialisation dessinée par et pour les multinationales. Comme si ces entités hors-sol devaient échapper à tout contrôle démocratique.