Furie douce

La colère contre le passé colonial est tendre chez le franco-algérien Lazare, poète de la scène.

Gilles Costaz  • 4 décembre 2018 abonné·es
Furie douce
© photo : Jean-Louis Fernandez

Des turbulents qui crachent en scène leurs pensées dans un climat d’incendie, ce n’est plus une chose rare au théâtre. Et c’est souvent revigorant. À la liste des Macaigne, Liddell, Garcia, on peut ajouter Lazare, dont la nouvelle pièce, Sombre Rivière, arrive de Strasbourg à Paris. En fait, Lazare n’apparaît pas sur scène, mais il donne à jouer son propre rôle à un double, Julien Villa.

Lazare est un Français d’origine algérienne en guerre avec le passé colonial de la France, dénonçant les crimes d’État hier et aujourd’hui, mais c’est aussi un esprit libre qui se moque de Dieu et a été fracassé par l’horreur des attentats de Paris et d’ailleurs. Dès la première minute, son double se raconte : il n’arrive à rien, son assistante le censure, il préfère rester chez lui… Toute la soirée, il va se moquer de lui-même à travers une série de scènes de discussions astucieusement embrouillées et de chansons survenant comme dans un temps suspendu. Sa malice, c’est de faire comme s’il ne savait écrire que des sketches bâclés et de nous surprendre par la beauté soudaine de ses chants et de ses textes, qui relèvent du poème.

Ils sont dix en scène, huit comédiens et deux musiciens : une troupe métissée, faite d’artistes qui jouent la castagne pour se retrouver ensuite dans une harmonie parfaite, théâtrale et musicale. Tout semble respirer, trompeusement, le désordre dans un décor qui se souvient des banlieues abîmées et dans des sauts qui passent sans cesse du coq à l’âne.

Lazare va même jusqu’à interviewer sa mère en vidéo (mais est-ce vraiment sa mère ?) : une adorable femme portant le voile, qui rit à l’image et finit par confier qu’elle n’a rien à dire dans le spectacle d’un fils qui prétend lui passer la parole pour combler sa propre panne d’inspiration. Comme les cubistes, il colle ce qui vient sur sa toile, des atrocités racistes au suicide de Sarah Kane.

« Vivre sans être maudit par son histoire, sans être humilié par son histoire, sans être maudit par son devenir », lance Lazare. Et l’on comprend bien que ce farceur désespéré parle, tantôt dans la distance, tantôt à vif, de la difficulté d’être d’une autre origine dans un pays qui ferme les portes en prétendant les ouvrir.

Les acteurs de Lazare ont une santé éclatante. Aussi ses spectacles à la tendre furie rayonnent-ils d’une passion humaine qui réplique comme elle peut à la tentation pessimiste, et d’un langage qui, quand les blagues s’interrompent, est d’un grand poète.

Sombre Rivière, théâtre du Rond-Point, Paris, 01 44 95 98 21. Jusqu’au 30 décembre. Texte aux Solitaires intempestifs.

Théâtre
Temps de lecture : 2 minutes