L’« affaire Kanata » en plein Soleil

La pièce sur l’oppression des Premières Nations du Canada, mise en scène par le Québécois Robert Lepage, a déclenché en juillet une vive polémique en raison de l’absence d’artistes autochtones. Sa programmation à Paris par Ariane Mnouchkine pourrait relancer le débat.

Anaïs Heluin  • 12 décembre 2018 abonnés
L’« affaire Kanata » en plein Soleil
© photo : Théâtre du Soleil

E ncore une fois, l’aventure se passera sans nous, les Autochtones ? » Ainsi intitulée, la lettre ouverte qui paraît dans le grand quotidien québécois Le Devoir, le 14 juillet dernier, témoigne de l’inquiétude et de l’agacement de ses signataires. Soit dix-huit autochtones et douze « alliés » allochtones, unis derrière un même texte. Ils réagissent à un article paru plus tôt dans le même journal, dans lequel Ariane Mnouchkine présentait Kanata – « village », en huron et en iroquois. Une pièce qui propose de traverser « l’histoire du Canada en abordant les oppressions subies par les Autochtones », née d’une invitation lancée par la directrice du Théâtre du Soleil au Québécois Robert Lepage, fondateur de la fameuse compagnie Ex Machina, qui en signe la mise en scène, polémique avant d’avoir été vue par quiconque. En cause, l’absence d’artistes autochtones dans la distribution prévue. Le projet Kanata devient vite l’« affaire Kanata ».

Autant le dire d’emblée : la pièce que nous pourrons voir au Théâtre du Soleil à partir du 15 décembre n’est portée que par les membres de la troupe permanente du lieu. Ariane Mnouchkine et Robert Lepage n’ont donc pas accédé à la demande formulée dans la lettre ouverte. Après « avoir pris le temps de réfléchir, d’analyser, d’interroger et de s’interroger », dit Ariane Mnouchkine dans un communiqué daté du 5 septembre, ils ont estimé que le spectacle alors en cours de répétition « ne violait ni la loi du 29 juillet 1881, ni celle du 13 juillet 1990, ni les articles du code pénal qui en découlent, en cela qu’il n’appelle ni à la haine, ni au sexisme, ni au racisme, ni à l’antisémitisme ». Et qu’en conséquence une critique valable ne pouvait que se fonder sur la pièce achevée. Sur une expérience de spectateur.

« Libre alors [aux détracteurs de la pièce] de [la] critiquer âprement et d’appeler à la sanction suprême, c’est-à-dire à la désertification de la salle. Tous les artistes savent qu’ils sont faillibles et que leurs insuffisances artistiques seront toujours sévèrement notées. Ils l’acceptent depuis des millénaires », lit-on à la fin d’un texte publié sur le site du Théâtre du Soleil. Une manière non seulement de mettre le débat entre parenthèses, mais aussi d’opposer une fin de non-recevoir à l’argument principal des opposants à la pièce. Celui de l’« appropriation culturelle », déjà utilisé contre Robert Lepage quelques mois plus tôt au sujet de Slav, odyssée théâtrale à travers les chants traditionnels afro-américains interprétés par la chanteuse montréalaise Betty Bonifassi et six choristes. Jusqu’à l’annulation du spectacle par le Festival international de jazz de Montréal, où il était programmé. Pour Ex Machina, Kanata a la mauvaise saveur d’un second épisode.

Récemment popularisé par des polémiques dans les milieux de la musique, du cinéma et de la mode – la tenue berbère portée par Madonna lors des MTV Video Music Awards ou les nattes indiennes arborées par Katy Perry dans un clip ont, par exemple, fait couler beaucoup d’encre –, l’expression « appropriation culturelle » est très en vogue au Canada. Beaucoup plus qu’en France. Selon Simon Brault, directeur du Conseil des arts du Canada, des débats liés à ce concept ont fait là-bas « les manchettes dans les médias, ce qui a propulsé au cœur de l’actualité des questions relatives à la liberté de création, à la liberté d’expression et à l’inclusion sociale », très souvent en lien avec les enjeux autochtones. Lesquels sont davantage pris en considération depuis que la Commission vérité et réconciliation a documenté en 2015 une « tentative de génocide culturel des Autochtones, dont les conséquences sont encore durement ressenties par les communautés autochtones au Canada ». Ce qui a débouché sur 94 appels à l’action, dont plusieurs concernent les arts et la culture.

Dans ce contexte, la polémique suscitée par Kanata se distingue pourtant. D’une part, parce qu’elle provient du milieu culturel lui-même ; d’autre part, du fait de sa grande publicité. Un nombre impressionnant de réactions, autant sur les réseaux sociaux que dans les médias, a en effet démultiplié l’ampleur des différents rebondissements de l’« affaire ». À commencer par la rencontre à Montréal, le 19 juillet, entre les signataires de la lettre ouverte, Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, à l’initiative des deux derniers.

« Le rendez-vous s’est plutôt bien déroulé. Dans un cercle de parole où circulait un bâton (1), chacun a exprimé sa position. La nôtre peut être résumée ainsi : luttant pour sortir de notre invisibilité dans l’espace public et artistique, nous demandions à vraiment collaborer à la pièce. À aller au-delà de la consultation réalisée par Ex Machina auprès de certains d’entre nous. Ariane Mnouchkine et Robert Lepage ont quant à eux développé leur conception du théâtre et du métier de l’acteur, qui consiste selon eux à incarner l’Autre, quel qu’il soit », rapporte Maya Cousineau Mollen, poétesse innue et auteure avec trois autres personnes de la lettre ouverte. Les participants des Premières Nations sont mitigés. Si la plupart saluent l’écoute de leurs deux interlocuteurs, certains formulent déjà des doutes quant à l’utilité de cette rencontre.

Dans un article paru sur le site de Montreal Gazette le 20 juillet, la réalisatrice abénakie Kim O’Bomsawin relève la récurrence du mot « censure » dans l’intervention d’Ariane Mnouchkine, qui ne cessera en effet ensuite d’utiliser ce vocable jugé problématique dans ses diverses interventions. À tort, d’après Maya Cousineau Mollen, qui rappelle que « les peuples des Premières Nations ont été censurés pendant plus de quatre cents ans sur leur propre terre, dans leurs propres rites. Notamment à travers le système des pensionnats dirigés par l’Église catholique, qui ont éloigné les enfants autochtones de leurs parents et de leur culture. Si bien que je ne parle plus ma langue maternelle. Comment pourrait-on imposer à d’autres ce dont nous avons tant souffert ? » La poétesse n’en reconnaît pas moins les mains tendues. Celle d’Ariane Mnouchkine d’abord, qui propose aux artistes autochtones de leur ouvrir son lieu pendant un mois ou deux après Kanata, afin de leur permettre de répondre à l’art par l’art. Et celle de Robert Lepage, leur offrant quant à lui une place dans son théâtre en construction à Québec, Le Diamant.

Les malentendus se multiplient pourtant, gonflés par les réseaux sociaux. Notamment lorsqu’Ariane Mnouchkine choisit de dévoiler qu’une subvention sollicitée par la compagnie Ex Machina pour le projet Kanata a été refusée par le Conseil des arts du Canada. Et que l’absence d’artistes autochtones en serait la cause. En réponse, Simon Brault précise que « la demande en question a été déposée dans le cadre du programme Nouveau Chapitre[…], lancé en mai 2016 pour souligner le 150e anniversaire du Canada. Ce programme ponctuel invitait le milieu artistique à présenter des projets ambitieux, puisque la subvention maximale de 500 000 dollars par projet était exceptionnelle. La demande totale pour Nouveau Chapitre a été phénoménale et, malgré une enveloppe budgétaire sans précédent, environ 90 % des projets n’ont pas été retenus par les comités de pairs ». À quoi il faut ajouter que, de la part de la même institution, Ex Machina reçoit pour l’ensemble de son activité l’une des subventions de base les plus élevées.

Entre-temps, le débat sur l’appropriation culturelle se poursuit au rythme accidenté de la création. Annulée une première fois du fait des critiques évoquées plus tôt et du retrait d’un financeur, finalement maintenue, la pièce Kanata fait écho à une question sensible dans le paysage théâtral français. Celle de la représentation des minorités et de leur histoire, surtout lorsque celle-ci comprend des épisodes coloniaux. L’association Décoloniser les arts a ainsi été « maintes fois sollicitée pour s’exprimer sur la polémique qui s’est développée durant l’été autour de la lettre des artistes autochtones, interprétée à tort comme de la censure », disent ses représentants dans un communiqué de presse annonçant l’organisation d’une rencontre avec Maya Cousineau Mollen et Kim O’Bomsawim le 17 décembre à La Colonie à Paris.

« Refusant de parler à la place des autres, nous avons jugé que c’était là la seule chose à faire », explique Marine Bachelot Nguyen, qui déplore les attaques plus ou moins explicites dont fait l’objet le collectif dont elle est membre. Car, selon elle, l’identité des « idéologues » dont parle Ariane Mnouchkine dans un article de Télérama (18 septembre) – « pourquoi certains idéologues tentent-ils de duper ainsi notre jeunesse en profitant de son idéalisme, de sa générosité et de sa soif de solidarité et d’humanité ? » – fait peu de doutes. La création de Kanata permettra peut-être aux animosités de se clarifier. Que ce soit ou non dans le sens souhaitable, celui de l’apaisement. Espérons aussi que les belles propositions faites par le Théâtre du Soleil et la compagnie Ex Machina lors de la réunion de juillet pourront alors commencer à se concrétiser. L’avenir, le théâtre le dira.

(1) Un bâton de parole, permettant à chacun de s’exprimer à son tour sans être interrompu.

Kanata, Épisode I, La Controverse, à partir du 15 décembre au Théâtre du Soleil, Cartoucherie, Paris XIIe, 01 43 74 24 08. www.theatre-du-soleil.fr.

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