Les Brigades rouges sans filtre
Les éditions Amsterdam rééditent l’entretien exceptionnel de deux journalistes avec Mario Moretti, dirigeant emblématique du groupe armé marxiste transalpin.
dans l’hebdo N° 1531 Acheter ce numéro
Certes, l’assassinat d’Aldo Moro, qui reste au cœur de l’ouvrage, sonnera comme le début de leur fin. Alors président de la Démocratie chrétienne (au pouvoir depuis 1945), l’ancien président du Conseil fut enlevé par les Brigades rouges (BR) le 16 mars 1978 et exécuté le 9 mai. Mais « l’histoire des Brigades rouges est un fragment d’histoire politique, pas d’histoire pénale », affirme d’emblée Mario Moretti, un de ses dirigeants ouvriers historiques, sans doute le plus important par sa longévité en clandestinité mais aussi par l’aura mystérieuse qui l’a longtemps entouré. Dans ce livre-entretien exceptionnel, publié la première fois en Italie en 1994, alors qu’il est incarcéré depuis déjà plus de douze ans, et dont les éditions Amsterdam viennent de rééditer la traduction française, l’ancien brigadiste offre une grille de lecture de la lutte armée, comme peu l’avaient fait avant lui (1).
Moretti n’a accepté ni la repentance – permettant d’obtenir une remise de peine en échange de dénonciations – ni la dissociation (2) – qui formalise la critique politique de la lutte armée et l’engagement devant l’autorité judiciaire à y renoncer. La force de son témoignage réside d’abord dans sa rareté (il n’a jamais rien publié d’autre). Elle tient aussi au fait qu’il montre l’ancrage réel des BR au cœur du monde ouvrier, contrairement à leurs fausses sœurs française (Action directe) et allemande (Fraction armée rouge). La chronologie est argumentée, d’abord l’agitation dans les usines, puis le syndicalisme armé et le passage à la lutte politique contre l’État. Moretti rend compte notamment des limites de la lutte anti-patronale, que ce soit sous sa forme syndicale légale, ou armée (expérimentée par les Bridages rouges surtout à leurs débuts avec des enlèvements de patrons ou de petits chefs), en dépit de victoires sur les cadences ou les salaires. D’autant que le « compromis historique » entre un Parti communiste hanté par le traumatisme chilien et une Démocratie chrétienne à bout de souffle figeait, selon lui, le combat politique.
La réorganisation générale de la production et du capital et la fermeté des institutions déplaçaient « par nécessité » le combat sur le terrain de l’affrontement armé avec l’État, estime-t-il. Il reconnaît cependant avec lucidité leur compréhension trop tardive des nouvelles luttes sociétales (logement, féminisme, jeunesse…). Mais, pour Moretti, ces années-là restent un bloc indivisible. Il n’efface rien, reconnaît s’être trompé, reste hanté par les morts. Et assume tout de son histoire. À noter, enfin, le talent des deux journalistes, Carla Mosca (RAI) et Rossana Rossanda (fondatrice du quotidien de la gauche critique Il Manifesto), qui ont transformé de longues heures d’entretien en 400 pages d’une rare intensité.
(1) Premier fondateur des BR, arrêté en 1974, Renato Curcio a surtout livré celle de sa genèse dans À visage découvert, entretien avec Mario Scialoja (Lieu commun, 1993). L’autre témoignage fut celui d’Enrico Fenzi, Armes et bagages. Journal des Brigades rouges (Les Belles Lettres, 2008).
(2) Théorisée par des intellectuels au début des années 1980, en particulier Toni Negri, alors accusé d’être le « cerveau » des Brigades rouges.
Brigades rouges. Une histoire italienne Mario Moretti, entretien avec Carla Mosca et Rossana Rossanda, traduit de l’italien par Olivier Doubre, éd. Amsterdam, 424 pages, 20 euros.