Les gilets jaunes, vainqueurs de la bataille de l’opinion

En dépit du recul de Macron, le mouvement reste massivement soutenu dans les sondages, alors que « l’Acte VI » est prévu ce samedi 22 décembre. Analyse des causes de ce succès, à l’aune des mouvements de ces dernières années.

Pierre Hémono  • 21 décembre 2018
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Les gilets jaunes, vainqueurs de la bataille de l’opinion
© PHOTO: JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

Le mouvement des gilets jaunes étonne par sa forme et sa sociologie. Ancré dans les zones rurales, il se détache des syndicats et des partis politiques. Il forme un groupe très hétérogène qui occupe en continu des ronds-points et vient crier sa colère en ville une fois par semaine. Soutenu par une opinion acquise à sa cause (huit jours après l’allocution télévisée de Macron, 70 % des Français approuvent toujours le mouvement ou le soutiennent, selon un sondage Elabe), il va réussir malgré des chiffres de mobilisation assez faible (282 000 manifestants lors de « l’acte I », selon la police), à faire reculer le Président, pour la première fois dans le quinquennat. Quelles évolutions des mouvements sociaux ont conduit à celui des gilets jaunes ? Si on s’attarde non sur le contenu des revendications, mais plutôt sur la forme que ce mouvement a prise, certaines comparaisons historiques peuvent permettre de mieux le comprendre et d’analyser les clés de sa formation et de ses succès.

La bataille de l’opinion, clé de la réussite ?

«bL’opinion publique est un élément clé du rapport de force lors d’un mouvement social. L’exemple de la mobilisation des cheminots au printemps dernier est très parlant, ils ont perdu la bataille de l’opinion et c’est une des raisons qui a provoqué ce qu’il faut bien considérer comme une défaite », explique Christian Chevandier, professeur d’histoire contemporaine au Havre, qui a pour sujet de prédilection les travailleurs et les mouvements sociaux. Avec la grève de 1995 s’est développé l’idée de la grève par procuration, « où les travailleurs qui n’osent pas débrayer, notamment dans le secteur privé, délègueraient aux salariés et agents du public la défense des intérêts de tous » (1). L’opinion traduit alors l’expression de ce soutien des travailleurs du secteur privé, dont le statut ne permet plus de faire grève sans risque. Ainsi, à chaque mobilisation, de nombreux sondages enquêtent sur le soutien de la population française. Largement relayés par la presse, ces chiffres influent à leur tour sur le mouvement en cours et signifient au gouvernement une idée de la profondeur de la protestation. Mais l’importance de l’opinion est plus ancienne : déjà en 1968, des actions militantes ont mené à rendre le mouvement populaire. « Un élément symbolique est la réappropriation de l’outil de travail par les cheminots lors du premier jour de blocage. Ils ont fait fonctionner les chemins de fers de la région parisienne de manière gratuite pour les personnes parties au travail le matin et selon des modalités qui correspondaient à leurs revendications – deux personnes dans la cabine de conduite », rapporte Christian Chevandier. Dans d’autres circonstances, les gilets jaunes, initialement tournés vers des blocages des routes, ont finalement préféré mettre en place des barrages filtrants et occuper des ronds-points pour signifier leur présence et ouvrir un dialogue, évitant ainsi de mécontenter la population.

Les syndicats grands absents

Alors qu’en 2009, en réponse à la crise financière, la défense du pouvoir d’achat avait été un point central de la mobilisation syndicale, le mouvement des gilets jaunes, qui portent les mêmes idées, s’est construit en dehors de toute organisation. Révélant une réflexion sur la représentativité d’une contestation, les gilets jaunes ont fermement exclu toute affiliation à des entités politiques ou syndicales. Si cette position a dans le passé rarement été aussi radicale, elle n’est pas non plus nouvelle. Lors des grèves, notamment celle de 1995 (1), les assemblées générales ont pu remplacer les réunions intersyndicales, ce qui a permis des décisions plus proches des mécontents. Dans une contribution à l’ouvrage Histoire des mouvements sociaux en France, Jean-Marie Pernot explique la multitude de facteurs qui entraine la « désyndicalisation » française : « Elle n’est pas simplement l’expression du mal-être d’un syndicalisme peu à même de renouveler ses pratiques et d’étendre son aire d’influence » ; il met aussi en avant « la destruction accélérée de certains secteurs industriels au cœur de la représentation syndicale », mais aussi une « évolution des formes de l’engagement depuis les années 1980 » qui se détourne des organisations classiques.Malgré ce déclin, les syndicats gardent un impact significatif, ils réussissent encore à mobiliser massivement et à contrer certaines réformes, tels le plan Juppé (1995) ou le CPE (2006). Mais ils ont aussi connu des échecs, et notamment sur les retraites en 2003 face au ministre Fillon, et surtout face à la loi Woerth (2010) qui, pour Christian Chevandier, est un tournant : « Par l’importance des chiffres de la mobilisation, mais aussi pour cette impression d’impuissance des syndicats, qui ont organisé des manifestations espacées, donnant l’impression aux gens d’être baladés, d’aller en manifestation et de simplement retourner au boulot le lendemain. »

De nouveaux espaces de solidarité

Ainsi on peut observer le développement de contestation qui se détache des syndicats, comme l’apparition d’un cortège de tête lors des manifestations (qui représentait la moitié de la manifestation du 1er mai 2018), ainsi que du mouvement Nuit Debout en parallèle de la loi travail (2016). « Pour m’être beaucoup rendu à Nuit Debout, j’ai trouvé ces réunions très déconnectées des réalités sociales, contrairement aux ronds-points des gilets jaunes, dont les discussions portaient sur du concret », constate Christian Chevandier. Si ces deux rassemblements sont très différents dans leur composition sociologique, ils ont un point commun : une solidarité reconstruite dans des lieux de réunion, théâtres d’échanges, plus ou moins politisés, et de partage. L’historien ajoute : « Cette solidarité est à mettre en lien avec les mouvements sociaux salariés, les personnes présentes ne partagent pas le même métier ou la même entreprise, mais se retrouvent sur beaucoup de points communs. Il est très important de souligner l’importance du rôle des retraités, qui occupent les ronds-points et qui permettent une continuité lorsque les salariés sont au travail. Ces espaces de sociabilité peuvent être des moments très important dans la vie d’une personne, des marqueurs temporels forts. »

Le traitement médiatique des gilets jaunes en témoigne : les réalités vécues dans les villes moyennes, les zones périurbaines et les campagnes sont peu connues, et leur irruption sur les ronds-points a suscité l’étonnement, voire l’incompréhension. Les gilets jaunes en colère sont les nouveaux représentants de tous ceux qui ne peuvent pas forcément faire grève, n’arrivent jamais à se faire entendre, les oubliés de la République. Est-ce que cette colère finalement libérée continuera, malgré les annonces de Macron et les fêtes de fin d’année, à s’exprimer sur le long terme ? Début de réponse ce samedi 22 décembre, avec l’« Acte VI » des gilets jaunes.

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