Paul Ariès : « La gratuité, un nouvel élan pour la gauche »

Mettre le « commun » et le non-marchand au cœur des politiques publiques constituerait un puissant levier pour la transition sociale, écologique et démocratique, défend Paul Ariès. Entretien.

Patrick Piro  • 19 décembre 2018 abonné·es
Paul Ariès : « La gratuité, un nouvel élan pour la gauche »
© photo : Constant Forme Becherat/Hans Lucas/AFP

Dix ans après la première édition, en 2009, se tient à Lyon, samedi 5 janvier, le 2e Forum national de la gratuité. À l’initiative, Paul Ariès, figure intellectuelle de la décroissance, proche des courants de la gauche écologiste, creuse le sillon d’une idée-force : faire du principe de gratuité un outil pour contrer l’avancée de la marchandisation, qui grignote inexorablement l’espace des services publics et des biens communs. L’idée ne manque pas de percuter la logique ambiante : qui va financer ? La valeur des biens et des services va-t-elle se dissoudre ?

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Cette gratuité est aux antipodes des fausses aubaines de stratégies commerciales qui dérobent de la main droite ce qu’elles semblent offrir de la gauche aux consommateurs. Ni « robinet ouvert » ni « rasage gratis », elle se veut ferment de transformation de la société, un principe de politiques publiques ajusté en vue de réduire les inégalités, d’accélérer la transition écologique et de dynamiser la démocratie participative. Et l’idée éveille un réel intérêt au sein de la gauche et de l’écologie, comme en témoignent les signataires de l’appel « Vers une civilisation de la gratuité » lancé en octobre dernier (1).

Les politiques publiques ont le plus souvent recours à la gratuité pour soulager les charges des plus précaires. En quoi votre approche se distingue-t-elle de telles mesures d’accompagnement ?

Paul Ariès : Les mesures sociales qui vont jusqu’à la gratuité pour les seuls pauvres sont pour l’essentiel des roues de secours permettant d’intégrer les exclus à la marge de la société. Ces tarifs sociaux constituent certes une redistribution (marginale) des richesses, mais une telle logique suscite aisément une diabolisation des « gens de peu » et une dénonciation abjecte de l’assistanat, tellement en vogue : celui qui paie le plein tarif serait plus méritant, plus digne que le pauvre. Ces pratiques ne remettent pas en cause la logique capitaliste ni la place dévolue aux milieux populaires dans nos démocraties.

Or nous ambitionnons d’en finir avec un système qui nous conduit dans le mur. La gratuité que nous proposons est au service de l’égalité sociale, de la transition écologique, mais aussi de la reconnaissance politique du rôle majeur des classes populaires. Ainsi, la gratuité des cantines doit faire de la restauration sociale un vecteur privilégié de la transition écologique. Cette gratuité est un levier – une chance ! – non seulement pour passer à une alimentation de qualité, rendue accessible aux plus démunis, mais aussi pour favoriser de nouvelles politiques agricoles en agissant notamment sur le code des marchés publics. J’oppose donc gratuité d’accompagnement et gratuité d’émancipation. La première ne va jamais sans condescendance ni sans flicage : êtes-vous un pauvre méritant ou un salaud de chômeur, un fainéant ? Une partie de la gauche se tire une balle dans le pied en acceptant la gratuité pour les seuls naufragés du système et en la refusant aux autres. Car si on accepte un tel discours pour les transports en commun, par exemple, pourquoi ne finirait-on pas par l’accepter pour l’école ou la santé ? Ce qui est vrai pour l’école, et partiellement pour la santé grâce à la Sécurité sociale, doit le devenir pour tout ce qui permet de bien vivre.

Mais la gratuité est aussi le levier de modèles économiques où le consommateur est appâté par des biens et services à zéro euro. La fin du prix n’est-elle pas synonyme de disparition de la valeur ?

Le capitalisme a toujours raffolé d’une certaine forme de gratuité mise à son service. Songeons à la force de travail non payée ou aux inégalités de genre en matière de salaire : les femmes travaillent gratuitement au profit des entreprises deux mois par an. Dans le cas des journaux à la gratuité apparente – car payée par la publicité –, ce sont les consommateurs, au bout du compte, qui la financent indirectement.

Nous proposons donc une autre gratuité qu’il s’agit de construire de façon systématique. Économiquement, d’abord, puisque le produit ou le service ne sont pas débarrassés du coût, mais du prix. L’école publique « gratuite » est payée par nos impôts. Au niveau culturel et social, ensuite, car cette gratuité n’existe qu’à travers des règles.

La première de ces règles est que le domaine de la survie (eau vitale, énergie élémentaire, etc.) n’est pas le seul concerné. La gratuité a vocation à s’immiscer dans toute la sphère des biens communs et des services publics : les transports collectifs, les services culturels et funéraires, la restauration et le logement sociaux, l’éducation, la santé, etc.

Deuxième règle : il ne s’agit pas de rendre non payants l’intégralité de ces services, mais d’utiliser le passage à la gratuité comme un outil pour avancer vers davantage d’égalité sociale, écologique et politique, en permettant l’implication citoyenne. Ainsi proposons-nous un nouveau paradigme : la gratuité du bon usage face au renchérissement du mésusage. Pourquoi un même prix pour l’eau qui sert au ménage et celle qui remplit la piscine ? Ce sont les citoyens, les usagers, qui auront à définir ce qui doit être gratuit, renchéri ou même interdit parmi les biens communs et les services publics. Quand on interroge la population, on constate que les personnes font avec bon sens la différence entre un usage normal de l’eau et son gaspillage. La gratuité marque donc une avancée vers une société de citoyens davantage maîtres de leurs usages.

La troisième règle consiste à utiliser le passage à la gratuité comme un levier pour construire une société plus partageuse, plus écologique et davantage participative. Comme je l’ai montré dans mon dernier livre (2), la gratuité est gagnante pour la collectivité chaque fois qu’elle permet de repenser les transports, les services de production, de distribution et de recyclage de l’eau, la production relocalisée de l’énergie, etc. Si je suis favorable au retour en régie municipale de la restauration scolaire, c’est aux fins d’adopter une cuisine préparée sur place et servie à table, de progresser vers des produits locaux, de saison et moins gourmands en eau, une alimentation moins carnée.

Certains promeuvent un revenu minimum garanti. Pourquoi privilégiez-vous le principe de gratuité ?

Nous aurions tort d’opposer les partisans des deux modalités. Je suis favorable à un revenu pour tous même sans emploi, associé à un revenu maximal autorisé. Mais j’aime l’idée qu’il soit versé a minima dans une monnaie nationale ou régionale, ce qui contribue à relocaliser nos activités, et a maxima sous forme de droits d’accès à des services publics.

La gratuité que j’aime n’est rien d’autre qu’un pouvoir d’achat non monétaire, et cela change tout par rapport à un revenu monétaire classique, qui n’empêche pas l’achat, par exemple, de produits dont l’impact social, écologique ou politique est critiquable. La gratuité permet d’aller beaucoup plus loin, car non seulement elle démarchandise et démonétarise les produits, mais elle permet de faire progresser une construction collective des besoins. La gratuité fait le pari de l’intelligence collective, de la démocratie participative, de la construction des communs, de la sortie de l’utilitarisme.

Les expérimentations se multiplient. Comment dépasser ce stade ?

L’appel que nous avons lancé n’est pas un nouveau gadget. Nous visons haut et loin, nous parlons du passage nécessaire à une « civilisation de la gratuité ». Les gauches mondiales sont malades, car orphelines d’un grand projet émancipateur depuis la tragédie du système soviétique et la conversion de la social-démocratie en social-libéralisme. La gratuité n’est pas toute la réponse, mais elle peut être le socle d’un nouvel élan. Et il est remarquable que cet appel ait été signé par des représentants de presque tous les mouvements et sensibilités de gauche et écologistes.

La force de ce mouvement, c’est qu’il ne part pas de rien, mais de tout ce qui subsiste de gratuité au niveau individuel, collectif et politique, et de ce qui s’invente de nouveau aujourd’hui. C’est pourquoi le premier mot d’ordre est la défense et l’extension de la sphère de la gratuité. Car, contrairement à ce que voudraient nous faire croire les chiens de garde du système, elle n’a pas disparu de nos existences.

Il s’agit bien d’une stratégie de rupture avec le capitalisme et le productivisme, mais aussi avec une conception verticale, autoritaire, des services publics et de l’État. La gauche, née à la fin du XIXe et au début du XXe siècle avec ce qu’on nomma le socialisme ou communisme municipal, peut renaître au XXIe siècle en prônant la gratuité des services publics, en commençant par le niveau local. C’est un projet à la hauteur des enjeux de civilisation et de la crise systémique, le seul à mon sens capable de s’opposer non seulement à l’extrême-droitisation, mais également au capitalisme et à son monde.

Dix ans après votre premier Forum de la gratuité, quels progrès mesurez-vous ?

Il existe un retour sur expériences : je dresse dans mon livre un état des lieux de toutes les formes de gratuité existantes et à venir. Le bilan social et écologique est systématiquement excellent. Nous savions déjà, il y a dix ans, que la gratuité était la meilleure des chasses au gaspi. Le bilan politique est plus mitigé. Il nous faut admettre que l’implication citoyenne est insuffisante. Cependant, l’accompagnement de centaines d’expériences nous a appris que la transition écologique peut être plus rapide que prévu. Ainsi, lorsqu’une médiathèque est payante, nous en voulons pour notre argent, nous empruntons le maximum ; lorsqu’elle devient gratuite, on constate une multiplication du nombre d’abonnés, ce qui est attendu, mais aussi une diminution de 30 à 40 % des emprunts par carte ! L’explication est simple : nous ne nous comportons plus comme des consommateurs insatiables mais davantage comme des usagers maîtres de leurs usages, faisant primer la vraie logique des besoins.

Paul Ariès est politologue, auteur de nombreux essais sur la décroissance et l’écologie politique.

Société Économie
Temps de lecture : 9 minutes

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